L’histoire qui suit décrit un type de hantise bien particulier, la hantise résiduelle. Une hantise résiduelle est le nom donné à l’expression de la mémoire que les individus, les animaux ou les événements laisseraient parfois en certains lieux.
Selon certaines théories, les champs électromagnétiques et les matériaux de construction, tels que l’ardoise des vieux châteaux ou les pierres et les clous de fer de nombreux bâtiments anciens, auraient des propriétés similaires à celle des bandes magnétiques et parfois, lors d’événements dramatiques, répétitifs ou à forte charge émotionnelle, ils enregistreraient l’énergie dégagée. En certaines circonstances, cette énergie serait libérée et les mêmes scènes du passé se rejouaient alors, à la manière d’un film. Les conditions nécessaires à de telles manifestations restent un mystère mais elles auraient tendance à s’effacer progressivement avec le temps, jusqu’à disparaitre complètement.
En 1849, une maison se dressait dans le vieux quartier d’Highbury, à Londres, qui était inoccupée depuis des années. Un grand panneau de bois avait été planté dans son jardin, sur lequel était écrit » A vendre ou à Louer » en lettres majuscules, mais personne ne se proposait jamais. L’habitation en question portait le numéro 13, un nombre de mauvaise augure pour certains, et elle était située juste en face d’un square, du moins les autorités avaient-elles baptisé ainsi la vingtaine d’arbres mélancoliques qui jetaient leurs ombres lasses sur une petite étendue de mauvaises herbes.
L’endroit n’était pas très gai, même le soleil semblait l’éviter, mais la maison avait néanmoins un avantage, le montant ridiculement bas de son loyer, et cet argument fut suffisant pour convaincre M. Stock, un jeune artiste peintre londonien, de la louer. Il engagea ensuite une certaine Mme Brown comme femme de ménage, laquelle lui avait été chaudement recommandée par sa propriétaire, et les deux femmes passèrent la journée à remettre les lieux en état, dépoussiérant les vieux meubles et nettoyant toutes les pièces de fond en comble. Le jeune homme aurait pu installer un atelier dans la maison s’il l’avait voulu, elle était assez grande, mais il partageait déjà un studio avec un autre artiste et comme il aimait y travailler il décida de conserver cet arrangement.
Le lendemain, M. Stock se présenta à son nouveau domicile à environ vingt-deux heures, et fatigué de sa longue journée de travail il demanda immédiatement à Mme Brown de lui montrer sa chambre, qu’il ne connaissait pas encore. La pièce qu’elle avait préparée à son intention se trouvant au second, la servante commença à grimper les marches de l’escalier en colimaçon qui menait aux étages supérieurs et le jeune homme la suivit. Sur le chemin, peu après le premier palier, exactement à l’endroit où les escaliers faisaient une forte courbe, ils passèrent devant une fenêtre et se laissant aller à la curiosité M. Stock voulut regarder au travers mais la nuit était si sombre qu’il ne put rien distinguer d’autre que son propre reflet et celui de deux autres personnes. Il reconnut immédiatement l’un des visages, qui était celui de Mme Brown, mais l’autre semblait appartenir à un homme particulièrement hideux, du moins telle fut sa première impression car se ressaisissant rapidement il se dit que la vitre devait présenter quelque défaut et que les deux reflets étaient ceux de sa domestique, qui était certes loin d’être belle, mais pas vraiment laide.
Le jeune homme se trouvait dans un tel état de fatigue qu’une fois dans sa chambre, qu’il trouva plutôt agréable, il se glissa dans son lit et s’endormit aussitôt. Le lendemain, il retourna travailler dans son atelier mais il le quitta plus tôt que la veille et après avoir pris un repas dans un certain restaurant où il avait ses habitudes à Soho, il se dépêcha de retourner chez lui, espérant avoir le temps de lire avant de se coucher. Une fois arrivé chez lui, il se retira aussitôt dans sa chambre et s’installant confortablement près de la cheminée avec une pile de magazines, il commença à les feuilleter. Malheureusement, il n’eut guère le temps d’en profiter car la chaleur du feu le rendit somnolent et quelques minutes plus tard, il dormait profondément.
A un certain moment de la nuit, il se réveilla en sursaut et remarquant les braises agonisantes dans le foyer de la cheminée, il s’en inquiéta. La pièce était plongée dans une obscurité presque complète, il n’avait pas d’allumettes pour allumer sa bougie et il se sentait incapable de se déshabiller et de se coucher sans lumière. Attrapant le tisonnier qu’il distinguait près de la cheminée, M. Stock s’empressa de réanimer le feu et quelques instants plus tard des flammes joyeuses dansaient dans le foyer. Il se redressait avec l’intention de trouver un morceau de bois ou de papier pour allumer sa bougie quand soudain il aperçut son propre visage dans le miroir juste en face de lui et un autre reflet qui le surprit tellement qu’il en resta pétrifié de stupéfaction.
Debout au fond de la pièce, près de la porte, se trouvait une femme âgée qu’il n’avait jamais vue auparavant. Elle n’était pas dans sa chambre quelques minutes plus tôt, il aurait pu le jurer, car il avait survolé la pièce du regard et malgré la pénombre, il avait pu constaté qu’il était seul et que la porte était fermée. La femme avait donc ouvert la porte, puis elle était rentrée et l’avait refermée derrière elle sans faire le moindre bruit. D’une étrange manière, elle ne se souciait pas de lui parler. En fait, elle ne le regardait même pas. Elle se tenait debout, le visage tourné vers la porte, comme si elle écoutait quelque chose qu’elle seule entendait. Elle semblait appartenir à la maison, elle portait une sorte de long négligé de batiste blanche avec de volumineuses fioritures sur le devant et aux poignets, et aucune femme sensée ne serait sortie se promener dans les rues habillée ainsi.
M. Stock se demandait qui elle pouvait être, et réfléchissant à la question il se dit qu’elle était peut-être une amie de Mme Brown qui s’était trompée de chambre. A ce moment-là, une flamme plus brillante que les autres éclaira la chambre, jetant une lueur vacillante sur le visage de la femme et le rendant étonnamment clair. Jamais de sa vie il n’avait vu un tel visage, et il espérait ne plus jamais en voir de semblable. Elle devait être âgée une soixantaine d’années, peut-être plus car ses cheveux étaient grisonnants, sa peau ridée et son aspect général suggérait la faiblesse. Son visage reflétait une telle expression de désespoir qu’il en fut épouvanté. Le corps tendu par l’angoisse elle semblait écouter quelque chose qui se trouvait en dehors de la pièce, sur le palier ou dans l’escalier, et ce quelque chose lui faisait écarquiller les yeux et trembler la mâchoire inférieure.
Le jeune homme continua à la regarder pendant un moment puis la porte s’ouvrit lentement et la pauvre femme recula vers le mur, les traits déformés par la terreur. Soudain, les flammes du feu faiblirent un bref instant, plongeant la pièce dans la pénombre, et quand elles reprirent la vieille femme avait disparu et la porte avait été fermée. Pourtant il n’avait entendu aucun bruit, pas même un léger bruit de pas.
Le lendemain matin, M. Stock demanda à sa servante le nom de la dame âgée qui avait visité sa chambre pendant la nuit, mais Mme Brown le regarda curieusement.
– Vous avez rêvé, monsieur, lui répondit-elle. Il n’y avait personne dans la maison, sauf vous et moi.
– Avez-vous laissé la porte d’entrée ouverte par erreur?
– Je ne ferais jamais une telle chose, quelle idée, s’exclama-t-elle indignée. Elle a été fermée et verrouillée dès qu’il a commencé à faire sombre.
– Une femme âgée dans un genre de robe lâche en batiste blanche était dans ma chambre à environ vingt-deux heures la nuit dernière, insista-t-il.
– Alors tout ce que je vous dire c’est que vous avez dû laisser la porte d’entrée ouverte, ou que vous avez rêvé, lui répondit-elle. C’était un rêve. Je suppose. Ces messieurs qui étudient l’art ou travaillent dans des ateliers ont souvent des rêves bizarres. Je les ai entendus marmonner pendant la nuit.
– Ce n’était pas un rêve, murmura-t-il d’une voix lasse. Puis, comme la discussion ne menait visiblement à rien, il décida d’abandonner.
Quinze jours plus tard, M. Stock passa la soirée au théâtre et il rentra chez lui tard dans la nuit. Mme Brown avait coupé l’éclairage au gaz, de ce fait le hall d’entrée n’était pas éclairé et la seule lumière venait de la bougie allumée qu’elle lui avait laissée dans l’entrée, posée sur une chaise. Emportant la bougie avec lui, il commença à grimper les marches de l’escalier qui menait à sa chambre mais en passant devant la fenêtre une impulsion soudaine le prit et tournant la tête vers le côté, il en fut pétrifié d’horreur. Un homme, dont la tête et les épaules se reflétaient dans la vitre, semblait monter les escaliers derrière lui.
Se retournant précipitamment, M. Stock vit un bossu en manches de chemise qui grimpait lentement les marches d’un pas silencieux. Sa tête était légèrement penchée en avant et seule une grosse masse de cheveux roux et hirsutes étaient visibles mais ils n’étaient pas assez longs pour cacher ses grandes oreilles velues et difformes. Puis, comme il arrivait à la courbe de l’escalier, l’homme devint clairement visible et M. Stock reconnut le même visage repoussant dont il avait vu le reflet la nuit de son arrivée. Une lueur étrange, qui n’était pas celle de la bougie, semblait émaner de son peau, son front était légèrement fuyant, son nez tordu, comme s’il avait été brisé dans un combat, ses lèvres épaisses et tombantes, ses mâchoires proéminentes et dans ses yeux clairs, lumineux, brûlait l’expression d’une détermination sinistre et mortelle. Sa tête ressemblait plus à celle d’une épouvantable bête de proie qu’à celle d’un être humain.
Dans sa main velue, le bossu tenait un couteau de table ordinaire dont la lame, identique à celle d’un poignard, semblait avoir été récemment aiguisée. Marche après marche il se rapprochait inexorablement de lui dans un curieux mouvement de reptation, comme un serpent et étrangement fasciné, M. Stock se colla contre la paroi pour le laisser passer mais l’homme ne parut pas le remarquer et il continua à grimper silencieusement l’escalier sans même le regarder. Poussé par une force à laquelle il ne pouvait résister, M. Stock le suivit jusqu’au deuxième étage. Le bossu s’approcha de la porte de sa chambre puis il regarda le couteau qu’il tenait dans la main avec un abominable sourire et saisissant la poignée de ses gros doigts osseux, il la tourna lentement.
L’intérieur de la pièce était éclairée par la lune qui déversait sa lumière par la fenêtre ouverte. A droite de la porte se tenait la même femme que M. Stock avait vue auparavant, la vieille dame à la robe de batiste blanche, et dans ses yeux exorbités se reflétait une peur terrible, dont la cause n’était maintenant que trop apparente. Le visage du bossu s’illumina d’une joie mauvaise en la voyant et comme il s’avançait vers sa victime avec une lenteur diabolique, un courant d’air souffla sur la porte, qui se referma avec un bruit de tonnerre. Se retrouvant brusquement libéré de l’horreur qui le pétrifiait, M. Stock rouvrit précipitamment la porte, s’attendant à découvrir un sinistre spectacle, mais la vieille dame et l’ignoble individu avaient mystérieusement disparu. Cette nuit-là, il ne se sentit pas le cœur de dormir dans sa chambre. Il redescendit au rez-de-chaussée et prenant soin d’allumer la lampe à gaz, il passa la nuit dans le salon,
Quelques jours plus tard, il quitta la maison, préférant, en dépit de l’état désespéré de ses finances, sacrifier le loyer d’une année plutôt que de rester. Avant de s’installer au numéro 13, M. Stock n’avait jamais vu de fantôme et il ne croyait pas que de telles choses existaient mais maintenant, l’idée le troublait. Quelques temps plus tard, après avoir réussi à se reloger, il commença à se renseigner, persuadé que la maison cachait un sombre secret.
M. Stock tenta tout d’abord d’interroger Mme Brown mais elle se refusa à lui donner toute information, se contentant de lui répéter qu’il avait rêvé et qu’elle n’avait jamais rien vu alors qu’elle avait occupé les lieux pendant plusieurs années, alors qu’elle travaillait comme gardienne. Il questionna ensuite les habitants du quartier et certains de ses anciens voisins lui révélèrent qu’à part Mme Brown, qui faisait figure d’exception, personne n’était jamais resté longtemps dans la maison, laquelle était restée inoccupée pendant des années. Avant que l’actuelle propriétaire ne l’achète, elle était habitée par une vieille femme et son fils, un homme bossu et très laid, mais ils s’étaient brusquement volatilisés sans prévenir et sans laisser d’adresse. Un an plus tard, le fils était revenu seul, il était resté dans la maison pendant quelques mois puis il avait définitivement disparu. Personne ne savait où il était allé et nul ne s’en était jamais soucié.
Après sa disparition, la maison était restée à l’abandon pendant quelques temps, puis une dame l’avait achetée et Mme Brown était venue s’y installer. Pour une obscure raison, les étranges événements qui s’y déroulaient ne semblaient pas l’affecter. Elle resta seule dans la maison jusqu’à la fin de l’année de location de M. Stock puis la maison fut vendue mais le résultat fut identique. Personne ne put y rester. Ses murs mornes gardèrent leur sombre secret pendant des années, et comme personne ne voulait l’habiter, elle finit par être démolie.
Source: Casebook of Ghosts d’Elliott O’Donnell.