Au début du XXe siècle, le capitaine Walter Smythe, qui voulait être agréable à sa femme, visitait une maison dans le quartier de Blysthswood Square, à Glasgow, en Écosse, quand l’idée lui vint qu’il n’aimait pas la salle de bain. M. Brown, le grand homme austère qui leur avait été envoyé par l’agence immobilière, ne leur avait pas menti quant aux commodités, qui étaient des plus sommaires. Une grande cuve maigre tenait lieu de chaudière et comme il la regardait avec dégoût, M. Smythe songea que ce genre de vieilleries délabrées avaient toujours un petit quelque chose d’inquiétant mais que celle-là était franchement repoussante. En fait, il n’aurait pas su dire pourquoi, mais toute la pièce l’horrifiait, tant par son apparence que par son atmosphère. Une voix, au plus profond de lui, lui chuchotait de s’enfuir au plus vite, mais il n’arrivait pas à identifier la cause de son malaise. Peut-être était-ce l’immonde chaudière, ou la vieille baignoire, ou le grand placard de séchage obscur, ou la fente de l’étroite fenêtre… Il en était particulièrement ennuyé car la maison était des plus agréables et son loyer des plus raisonnables.
M. Smythe ressortit de la salle de bain en marmonnant, soulignant que bien évidemment, la pièce pourrait être entièrement rénovée… et que, peut-être, avec de nouveaux papiers peints, de la peinture fraiche, une nouvelle baignoire et de l’eau chaude… Ah, et la chaudière devrait être supprimée. Elle était affreuse, dangereuse et pff… complétement pourrie ! Sa femme, qui était habituée à ses ronchonneries, se mit alors à rire puis elle commença à lui faire des suggestions de décoration et elle lui parut si heureuse en cet instant que le capitaine, qui était fou d’elle, décida de prendre la maison. Margaret avait exprimé le désir de vivre près de Blysthswood Square, un des meilleurs quartiers de la ville, et il aurait fait n’importe quoi pour la contenter. Il se dit que finalement, à l’exception de son immonde salle de bain, l’endroit était plutôt confortable et que s’il pouvait faire plaisir à sa femme sans se ruiner, il lui fallait signer sans tarder. En y réfléchissant bien, peut-être toute l’affaire était-elle une aubaine. Alors, comme il était un homme raisonnable, il suivi l’employé de l’agence immobilière jusqu’à son bureau et les questions préliminaires furent rapidement réglées.
Six semaines plus tard, M. Smythe et sa famille s’installèrent dans la maison, qui avait été rénovée et empestait toujours la peinture et le papier peint. La première chose qu’il fit en arrivant fut de s’esquiver discrètement pour monter voir la salle de salle de bain, mais quand il ouvrit la porte son cœur se serra. Malgré les nombreuses modifications que la pièce avait subies, le terrible sentiment qu’il avait ressenti lorsqu’il l’avait visitée la première fois était toujours là, et il était partout. Dans la nouvelle baignoire d’un mètre quatre-vingt de long recouverte de bois brillant, dans le placard fraichement repeint, dans les murs retapissés, dans le plafond blanchi à la chaux et même dans chaque bouffée de l’air qu’il respirait. Horrifié, il referma précipitamment la porte et même s’il adorait se baigner, il décida prudemment de laisser quelqu’un d’autre inaugurer la baignoire avant de se risquer à tenter l’expérience. Au cours des jours suivants, tous les membres de sa famille prirent un bain à l’exception du capitaine. Sa femme insista, se plaignant amèrement de sa stupide obstination, mais rien ne put le convaincre. En fait, il n’arrivait pas à s’y résoudre. Il avait essayé, mais il ne parvenait pas à rester dans la baignoire quand il se retrouvait seul dans la pièce. A une occasion, il avait laissé la porte de la salle de bain ouverte et il avait commencé à se laver, mais sa femme s’en était aperçue et refusant de le laisser s’exposer ainsi à la vue des enfants et des domestiques, elle l’avait enfermé dans la pièce. Sa terreur était alors devenue si abjecte qu’il s’était retrouvé obligé de sortir précipitamment de la baignoire.
Un soir, honteux de sa lâcheté, il prit la décision de se forcer à se baigner. Une bougie à la main, il s’avança lentement vers la porte de la chambre, le regard désespéré et la bouche tordue par l’angoisse, mais en le voyant passer sa femme se retrouva prise d’un tel fou rire qu’il en fut profondément vexé et se jura de ne pas reculer. Il sortit dans le couloir sans dire un mot, pénétra dans la salle de bain, en verrouilla la porte, puis il alluma une autre bougie et les posa toutes les deux sur l’étagère au-dessus du lavabo. Il ouvrit ensuite les robinets de la baignoire, puis il commença à se déshabiller mais soudain une pensée lui vint que quelqu’un pourrait vouloir lui jouer un tour et il s’arrêta brusquement. « Hum… Je devrais regarder dans le placard, » se dit-il en lui-même. « Juste pour être sûr que personne ne se cache là-dedans. Tout le monde dans la maison sait combien je déteste cette maudite salle de bain et certains pourraient avoir la mauvaise intention de me faire une farce. Une des servantes par exemple. Polly peut-être. Je suis sûr qu’une telle idée pourrait jaillir dans sa jolie petite tête et je la crois tout à fait capable de tenter de me faire peur. » Le capitaine eut un sourire amusé à l’idée d’attraper l’insolente et il se rapprocha du placard de séchage sur la pointe des pieds. Il ouvrit prudemment la porte, regarda furtivement à l’intérieur, mais personne ne s’y dissimulait et un soupir de soulagement lui échappa. Il referma la porte, posa une chaise contre elle, puis il s’assit et retira ses vêtements. Veste, chemise, pantalon, sous-vêtements, il jeta tout un en tas désordonné sur le sol et il marcha tranquillement vers son bain.
Comme il avançait, un bruit derrière la grille du conduit de ventilation le surprit, mais faisant preuve d’une audace insensée, il la salua avec une galanterie moqueuse et nu comme un vers, il se dandina ridiculement jusqu’à sa baignoire. L’eau était sombre, horriblement sombre, mais également terriblement chaude et quand il voulut en vérifier la température du bout de ses doigts boudinés, il ne put s’empêcher de jurer. Il fit alors couler un peu d’eau froide, puis il la gouta une nouvelle fois et grimaçant de douleur, il retira précipitamment sa main. L’eau était toujours trop chaude, même pour lui qui aimait la chaleur. Il rajouta encore un peu d’eau froide et trouvant le bain enfin à son goût, il ferma le robinet. Il était en train de soulever sa jambe potelée pour rentrer dans la baignoire quand la répétition du même bruit derrière la grille le fit sursauter et perdant l’équilibre, il s’effondra lourdement sur le sol.
Pendant quelques secondes il resta immobile, humilié et frustré, puis un courant d’air s’infiltra sous la porte, chatouillant sa chair nue de la manière la plus impudique, et il sortit de sa léthargie. S’appuyant sur ses coudes, il tentait péniblement de se relever quand soudain les deux bougies s’éteignirent, le plongeant dans une obscurité des plus funèbres. Horrifié, il retint son souffle, bien trop effrayé pour songer à bouger ou à se relever pour chercher les allumettes. D’ailleurs, en rentrant dans la salle de bain il n’en avait vu aucune et comme sa femme l’avait agacé en se moquant bêtement de lui, il n’avait pas pensé à en apporter. L’atmosphère de la pièce semblait avoir changé et comme il fixait le néant de ses yeux épouvantés, il comprit que quelque chose était arrivé avec les ténèbres, une présence terrible et hostile qu’il sentait tout autour de lui.
Soudain, un bruit d’éclaboussures s’éleva de la baignoire, comme si quelqu’un, une personne très lourde, se lavait vigoureusement. Le bruit était le même que celui qu’il faisait quand il barbotait dans son bain, plongeant et ressortant de l’eau, se tournant d’un côté et de l’autre, et poussant le bord de la baignoire de ses pieds pour se redresser. Une respiration se fit alors entendre, haletante et soufflante, puis il reconnut le son gras d’une flanelle bien savonnée sur la peau. L’obscurité était totale mais d’une étrange manière, il pouvait suivre tous les mouvements du baigneur comme s’il l’avait vu, depuis le lavage rapide de son corps et de ses jambes jusqu’au nettoyage méticuleux de ses oreilles et de ses orteils. Le mystérieux visiteur continuait à se laver quand la porte de l’armoire commença à s’ouvrir lentement, faisait glisser la chaise qu’il avait pris soin de poser contre elle dans un grincement sinistre. Quelque chose, qui était sorti du placard, se mit à voler vers lui et M. Smythe tenta précipitamment de ramper hors de son chemin sans y parvenir. Ses jambes et ses bras ne répondaient plus à son cerveau. Il essaya alors de crier, mais sa voix s’éteignit dans sa gorge et il s’étrangla. La chose se dirigea directement vers lui puis elle toucha sa peau nue et il sut immédiatement qu’il avait affaire à une femme. Une dame d’une impolitesse rare parfumée à violette, un parfum pour lequel il avait justement quelque faible, qui portait sans aucun doute une jupe de soie, des cotillons de soie et de nombreux bijoux.
Comme la femme touchait le corps nu du capitaine, son comportement ne trahit aucun signe d’émotion ni d’embarras mais plantant les talons glacés de ses hautes chaussures sur sa poitrine et sur sa joue, elle marcha sur lui comme s’il avait été un vulgaire escabeau placé là pour sa convenance. Ainsi perchée, elle jeta quelque chose dans l’eau et une exclamation étouffée, qui se termina par un halètement, s’éleva de la baignoire. M. Smythe ne comprit pas exactement la suite des événements, mais il entendit des murmures et des bruits d’éclaboussures, et la pensée lui vint qu’un meurtre venait d’être commis. Au bout d’un certain temps les mouvements de l’eau semblèrent se calmer et poussant un soupir de satisfaction, la femme redescendit du capitaine et elle se dirigea vers la cheminée. Au même moment, le malheureux se retrouva libéré des liens qui l’empêchaient de bouger et pensant que sa visiteuse fantomatique s’était éloignée, il se redressa. Il venait de se remettre debout quand soudain l’obscurité se dissipa et, à sa grande horreur, il aperçut un visage blanc lumineux à quelques pas de lui.
Une femme, qui était plus sinistre encore qu’un serviteur de Satan, se tenait devant le placard à séchage. Pourtant, elle était d’une grande beauté, sauvage et sensuelle, et il songea que si elle avait été de chair et de sang, elle aurait rendu les hommes fous. Ses cheveux de jais noirs, ondulés, étaient séparés en leur centre et ils recouvraient partiellement ses oreilles, qui étaient exceptionnellement basses et en arrière de sa tête. Son nez avait la forme rare du nez grec, ses sourcils étaient légèrement irréguliers, ses cils d’une surprenante longueur et ses yeux, quelque peu obliques, étaient plus grands que ceux d’un être humain et aussi noirs que ses cheveux. Ses lèvres, remarquablement dessinées et voluptueuses, étaient d’un rouge profond et elles s’ouvraient sur des dents nacrées étincelantes. Malheureusement, sa bouche affichait une telle expression cruelle qu’elle semblait promettre mille choses infernales et ses prunelles étincelaient des plus damnables reflets de haine et de joie maléfique. L’ensemble, le visage et la lumière qui en émanait, était si terrible et si horriblement diabolique que le capitaine s’effondra sur ses fesses et qu’il resta ainsi stupéfait pendant de longues minutes. L’abominable créature finit par disparaitre, mais il attendit d’être sûr de son départ avant de trouver le courage de se relever. Finalement, il chercha à tâtons son chemin vers la porte et nu comme au jour de sa naissance, il n’avait pas osé s’attarder pour remettre ses vêtements, il s’enfuit dans le couloir et courut vers sa chambre.
Malheureusement, de sa femme, il ne reçut que peu de sympathie. Sa déception était si profonde qu’elle garda ses commentaires sarcastiques pour elle, lui demandant simplement de ne pas souffler mot de ses bêtises devant les enfants ou les domestiques. Blessé dans son orgueil, M. Smythe suivit ses ordres à la lettre mais la précaution fut inutile car un matin, alors que toute la famille se trouvait au salon, Ronald, leur fils ainé, vit, flottant dans la baignoire, le corps d’un vieillard aux cheveux blancs. Il était gonflé et violacé, et ses grands yeux ouverts le fixaient de telle manière que le garçon poussa un cri de terreur et s’enfuit. Alarmés par le bruit, tous les occupants de la maison, ou presque, coururent au premier et seul le capitaine, qui était assis dans un fauteuil du salon, resta sans bouger. Il ne devinait que trop bien ce qui se passait et il voulait laisser les moqueurs, sa femme et les domestiques, affronter seuls le spectre. Quand ils pénétrèrent dans la salle de bain ils ne remarquèrent rien d’anormal, même pas de l’eau dans la baignoire, mais comme ils la quittaient soudain ils se heurtèrent à une belle femme aux yeux sombres et maléfiques, qui était vêtue de la plus coûteuse des robes et qui portait des bijoux étincelants. Elle glissa devant eux à petits pas feutrés et disparut dans l’armoire. Brusquement guérie de son scepticisme, Mme Synthe se précipita dans l’escalier et une fois au salon, elle s’effondra dans le canapé en criant hystériquement.
M. et Mme Smythe déménagèrent au cours de la semaine suivant et des rumeurs se mirent à courir que la maison était hantée. Quand il apprit la nouvelle, le propriétaire menaça ses anciens locataires de les poursuivre en diffamation mais M. et Mme Smythe acceptèrent de contredire les différents témoignages et l’affaire ne fut jamais présentée devant les tribunaux. Par la suite, une enquête qui leur apprit qu’une dame, dont la description correspondait à celle du fantôme qu’ils avaient vu, vivait autrefois dans la maison. D’origine espagnole, elle était ravissante mais elle était mariée à un homme extrêmement riche qui était assez vieux pour être son grand-père et ils n’avaient rien en commun. Le mari aimait le calme et le confort de son intérieur alors que sa jeune épouse aimait sortir et briller en société. Souvent leurs voisins les entendaient se quereller, et ils prétendaient qu’elle avait un caractère infernal. Finalement, l’homme avait été retrouvé mort dans son bain, sans aucun signe de violence, et comme sa femme avait déclaré à plusieurs reprises qu’il était sujet aux évanouissements, il avait alors été supposé qu’il avait perdu connaissance et qu’il s’était accidentellement noyé. La jeune et belle veuve, qui avait hérité de tout son argent, avait immédiatement quitté la maison et elle était partie à l’étranger. Peut-être avaient-ils vu eux-aussi son fantôme quand M. et Mme Smythe demandèrent aux voisins s’ils l’avaient revue depuis ou s’ils savaient ce qu’elle était devenue, ils secouèrent lentement la tête et ils restèrent étrangement silencieux…
Source : Scottish Ghost Stories d’Elliott O’Donnel.