Durant l’époque victorienne, en Angleterre, des mères désespérées confiaient parfois leurs enfants illégitimes à des femmes qui se proposaient de les prendre en pension contre une certaine somme d’argent, promettant affection et bons soins. Amelia Dyer était l’une d’entre elles. Plus de quatre cents enfants lui furent ainsi abandonnés, que personne ne revit jamais.
Introduction
Au 19e siècle, un vent de puritanisme souffla sur l’Angleterre, rendant insoutenable la situation des filles-mères, qui était déjà peu enviable. En février 1834, le journal le Times de Londres se fit l’écho de l’opinion générale, rapportant que l’aide aux mères d’enfants illégitimes était trop lourde à porter pour les paroisses et qu’elle nuisait gravement à la morale des femmes. Au cours de la même année, une loi fut votée au parlement qui décréta que les pères d’enfants illégitimes n’étaient pas obligés de payer pour leur éducation, les femmes étant les seules fautives de leur mauvaise conduite et de ses conséquences.
A cette époque, le sexe était considéré comme un péché mais la misère était telle qu’une femme sur douze se prostituait en Angleterre. Le contrôle des naissances était hasardeux, les avortements illégaux, et celles qui s’y essayaient en mouraient souvent. Si jamais leur condition venait à se savoir, les filles-mères étaient durement condamnées pour leur immoralité et elles voyaient leur vie à jamais ruinée. Les orphelinats refusaient de prendre en charge ces enfants du péché et il n’était pas rare de les retrouver abandonnés dans les gares, sur les marches des églises ou même dans les rues. Pour pallier à ce grave problème, des femmes s’étaient installées dans tout le pays, qui proposaient leurs services, promettant de s’occuper des nouveaux-nés contre une rente régulière ou de les faire adopter contre une somme conséquente, ce qui était le choix le plus fréquent. La situation délicate des personnes impliquées était souvent exploitée et les familles aisées, soucieuses de garder le secret de la naissance, étaient prêtes à de gros sacrifices pour s’assurer de leur discrétion.
Ces nourrices d’un genre particulier étaient appelées les Baby Farmers, les Fermières à Bébé, et rien qu’à Londres, elles étaient plus de deux mille. Malheureusement, souvent elles n’avaient que peu de scrupules, maltraitant les enfants qui leur étaient confiés, les affamant et les abrutissant avec de l’alcool ou des opiacés pour faire taire leur faim et ne plus les entendre pleurer. Bien évidemment, ils étaient nombreux à ne pas survivre à de tels traitements et quand le coroner venait constater leurs décès il notait, sans s’en offusquer, que le nourrisson était mort de faiblesse constitutionnelle, de manque de lait maternel, ou tout simplement de famine. Certaines de ces femmes, plus cupides que les autres, se débarrassaient des nouveaux-nés dès qu’ils leur étaient confiés et quand leurs mères demandaient à les revoir pour une raison quelconque, elles prétendaient les avoir faits adopter. Alors les pauvres femmes s’en allaient, honteuses, et jamais elles n’osaient aller trouver la police.
Amelia Dyer
» Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point; car le Royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. «
Né en juin 1837 à Pyle March, un petit village à l’est de Bristol, Amelia Elizabeth était la plus jeune des cinq enfants de Samuel Hobley, un maître cordonnier, et de sa femme Sarah. Choyée par des parents aimants et aisés, elle eut la chance d’aller à l’école à une époque où seuls un quart des enfants avaient ce privilège et elle y développa un goût pour la littérature et la poésie. Son enfance aurait pu être idyllique sans les violentes crises de sa mère, qui étaient dues à une maladie mentale causée par le typhus et qui obligèrent la fillette à s’occuper d’elle jusqu’à sa mort, en 1848. Amelia vécut ensuite chez une de ses tantes puis elle entra en apprentissage chez un fabriquant de corsets et elle y resta jusqu’au décès de son père, en 1859.
Deux ans plus tard, à l’âge de vingt-quatre ans, Amelia se disputa avec certains de ses frères et elle s’installa à Bristol, où elle rencontra George Thomas, un homme de cinquante-neuf ans qu’elle épousa aussitôt. Comme leur différence d’âge se prêtait à toutes les médisances, ils mentirent tous les deux à l’état-civil, Amelia se rajoutant six ans et George s’en enlevant onze. La jeune femme suivit ensuite des études d’infirmière au Bristol Royal Infirmary, un travail peu pénible à l’époque victorienne mais qui était considéré comme une occupation respectable. Une fois diplômée, elle travailla pendant quelques temps puis elle tomba enceinte, ce qui l’obligea à s’arrêter.
Dans son immeuble, vivait une femme, Ellen Dane, qui était officiellement sage-femme et officieusement Baby Farmer, et Amelia commença à la fréquenter. Ellen fournissait un logement aux dames dans l’embarras, un endroit où elles pouvaient se cacher de la société pendant quelques mois, puis elle leur demandait une certaine somme pour s’occuper des nouveaux-nés, qu’elle se chargeait de faire adopter ou qu’elle hébergeait chez elle et qu’elle laissait agoniser. Loin de s’en émouvoir, Amelia vit là une judicieuse façon de se faire de l’argent et quand son mari mourut en 1869, la laissant seule avec sa fille Ellen, elle décida de prendre la succession de sa bonne amie, laquelle se sachant soupçonnée par la police, s’était enfuie en Amérique.
Amelia proposait un refuge aux femmes désespérées dont la grossesse commençait à se deviner et quand elles accouchaient elle leur demandait entre cinq et dix livres pour faire adopter le nouveau-né, le prix habituel pour ce genre de service, ou des frais de pension pour s’en occuper elle-même. Parfois certaines mères la suppliait d’étouffer l’enfant dès sa naissance et Amelia y consentait. Puis, comme elle prenait goût à l’argent facile, elle commença à faire passer des petites annonces dans les journaux, se présentant comme un couple marié cherchant à d’adopter un enfant en bonne santé et promettant de lui offrir un foyer aimant contre une certaine somme d’argent.
Imitant le détestable comportement de nombre de ses consœurs, Amelia abrutissait les nourrissons en leur donnant du laudanum ou de l’opium liquide et ils finissaient toujours par en mourir. Ironiquement, elle devint elle-même dépendante aux opiacés, qui aggravaient ses sautes d’humeur et la plongeaient dans de profondes périodes de dépression, même quand elle n’en prenait pas. Pour éviter de se faire remarquer par les autorités elle voyageait énormément, se rendant dans des villes éloignées pour y chercher des nouveaux-nés et utilisant trois noms d’emprunts, Thomas, Smith et Harding, pour dissimuler son identité.
Trois ans après la mort de son premier mari, Amelia épousa William Dyer, un brasseur de Bristol, et ils eurent deux enfants, Mary Anna et William Samuel, mais quand il perdit son emploi elle le quitta sans hésiter. Puis, comme elle trouvait que sa manière de se débarrasser de ses petites pensionnaires l’obligeait à supporter de nombreux inconvénients et qu’elle entrainait des dépenses superflues, Amelia décida de les tuer dès leur arrivée et de garder toute la somme. Bien évidemment, ses bénéfices augmentèrent considérablement. Au début elle les étouffait de ses mains, s’arrêtant juste avant qu’ils ne deviennent bleus pour laisser croire à une mort naturelle, mais au fil du temps elle prit de l’expérience et elle affina sa méthode, les étranglant avec un large ruban blanc qu’elle passait deux fois autour de leur cou et qu’elle serrait ensuite.
Un jour, sa fille Mary Anna lui demanda pourquoi tous les bébés qu’elle ramenait disparaissaient ainsi et sans se démonter, Amelia lui expliqua qu’elle était une Faiseuse d’Ange, et qu’elle les envoyait à Jésus parce qu’il les voulait plus que leurs mères. Cependant, derrière ces paroles angéliques, se cachait une réalité bien plus sordide, comme elle l’avouera elle-même un peu plus tard: » Dès que j’arrivais à obtenir un bébé, quelque chose semblait me dire à l’oreille: Débarrasse-toi de lui! «
Amelia avait commencé à tuer par cupidité, mais elle y avait rapidement pris goût et à chaque fois qu’elle regardait un enfant mourir paisiblement, comme elle aimait à le penser, elle se sentait investie d’un pouvoir semblable à celui de Dieu. D’une étrange manière elle était très pieuse et sur la porte de sa maison se trouvait une petite représentation du Christ qui était agrémentée d’une phrase de la Bible, laquelle laissait transparaître l’effroyable noirceur de son âme: » Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point; car le Royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. «
Elle réussit à éviter la police pendant des années mais en 1879, un médecin plus consciencieux que les autres finit par la suspecter après avoir été appelé un grand nombre de fois pour signer les certificats de décès d’enfants sous sa garde. Amelia, qui avait déjà fait une centaine de victimes, fut alors arrêtée par la police et un procès s’en suivit mais malheureusement, elle ne fut reconnue coupable ni d’assassinat ni d’homicide involontaire mais seulement de maltraitance, ce qui lui valut six mois de travaux forcés, une décision que certains contestèrent en vain.
Durant son séjour en prison elle sembla sombrer dans la démence mais à la sortie la raison lui revint miraculeusement et après être retournée sans grande conviction à son métier d’infirmière, elle reprit ses activités de Baby Farmer, simulant la folie ou faisant de fausses tentatives de suicides à chaque fois que la police s’intéressait à ses affaires. Amelia s’était occupée de sa mère pendant son enfance, elle avait travaillé comme infirmière en asile psychiatrique, aussi savait-elle se montrer crédible et avec l’alcool et les opiacés qu’elle prenait depuis des années, elle n’avait pas beaucoup à se forcer.
En 1884, des histoires sur les mauvais traitements, les abus et les négligences commis dans les Fermes à Bébé commencèrent à se répandre, suscitant une certaine émotion au sein de la société britannique. En 1889, une loi pour la prévention de la cruauté sur les enfants fut adoptée, principalement grâce aux efforts de Benjamin Waugh, un religieux qui avait travaillé dans les bidonvilles de Greenwich et qui avait été consterné par les sévices dont les plus jeunes étaient régulièrement victimes.
S’inquiétant de ces nouvelles dispositions, Amelia décida de se faire plus discrète et réalisant combien elle avait été inconsciente d’appeler le coroner à chaque décès, elle mit au point un nouveau stratagème pour se débarrasser des cadavres de ses jeunes pensionnaires, les laissant se décomposer jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de les reconnaître puis les emballant dans du papier brun et les les jetant dans la Tamise ou les enterrant dans sa cour de ses différents logements suivant son inspiration. A cette époque, le rythme de ses activités s’était grandement accéléré, elle ramenait parfois six nourrissons par jour chez elle, et craignant la visite de leurs mères autant que celle de la police, elle déménageait souvent.
En 1890, Amelia commença à changer de clientèle, choisissant de préférence des familles aisées, lesquelles étaient prêtes à payer ses services entre cinquante et quatre-vingt livres au lieu des dix livres habituelles. Au cours de la même année, elle s’occupa d’une gouvernante qui était tombée enceinte d’un jeune homme qu’elle aimait follement. Ayant remarqué l’une de ses petites annonces, la jeune femme emménagea chez Amelia pendant quelques mois et une fois libérée elle lui confia tout naturellement le nouveau-né. Quelque temps plus tard, la gouvernante demanda à voir l’enfant et Amelia, qui s’en était débarrassée depuis longtemps déjà, tenta alors de lui en présenter un autre, prétendant qu’il était le sien. Quand elle vit le nourrisson, la jeune femme ne le reconnut en rien et se rappelant que son bébé portait une tâche de naissance sur l’une de ses hanches, elle s’empressa de le déshabiller. Un examen rapide lui confirma ce dont elle se doutait déjà et comme Amelia s’obstinait dans son mensonge, elle courut prévenir les autorités. Des policiers vinrent alors interroger Amelia, qui affirma avoir fait adopter l’enfant par un couple de Wild Goose, et tout le monde parut la croire, ou presque.
Amelia avait peut-être réussi à tromper la police mais il en était tout autrement de la mère de l’enfant qui la harcelait de ses questions et la suivait de ville en ville, l’obligeant à déménager sans cesse. Alors, comme elle ne voyait pas d’autre solution pour se sortir de cette impasse, en novembre 1891, elle but deux bouteilles de laudanum dans une pitoyable tentative de suicide. Cette overdose aurait été fatale à n’importe qui d’autre, mais elle se droguait depuis si longtemps qu’elle y survécut. Elle fit alors un bref séjour en hôpital psychiatrique, qui la débarrassa de la gouvernante, et une fois libérée elle retourna à son sordide commerce. En 1893, après que quatre enfants encore en vie aient été retrouvés chez elle, Amélia se retrouva une nouvelle fois internée à l’asile de Gloucester, répétant à qui voulait l’entendre qu’elle n’était responsable de rien car les oiseaux lui dictaient sa conduite. Tous ses internements étaient calculés pour éviter d’être arrêtée par la police mais elle se montrait si habile qu’elle réussissait toujours à duper les médecins, lesquels la décrivaient comme une femme violente sujette à des idées délirantes et à des hallucinations.
Deux mois plus tard, des psychiatres ayant estimé que son état s’était grandement amélioré, Amelia fut transférée dans un hospice, où elle resta jusqu’en juin 1895. Contrairement à ses précédents séjours à l’asile, ce dernier s’était révélé si désagréable qu’elle se fit la promesse de ne plus jamais y retourner. A sa sortie, impatiente de reprendre ses petites affaires, Amelia s’installa à Caversham, en compagnie de sa fille Mary Ann, de son beau-fils Arthur Palmer, et d’une veuve d’un certain âge, Jane Smith, dont elle avait fait connaissance à l’hospice et qu’elle était parvenue à convaincre de l’aider à donner une meilleure vie aux bébés non désirés. Amelia lui avait demandé à la permission de l’appeler Mère devant ses clientes pour leur donner l’image rassurante d’une famille, ce à quoi la vieille dame avait consenti, mais les nourrissons disparaissaient si rapidement qu’elle n’avait jamais le temps de demander leurs prénoms ou de s’en occuper, comme elle l’avait espéré. Au cours de la même année, intrigués par les nombreux enfants qui rentraient dans la maison et qu’ils ne revoyaient jamais, certains de ses voisins commencèrent à poser des questions, obligeant Amelia et son illusoire famille à déménager à Reading.
En janvier 1896, Evelina Marmon, une serveuse de vingt-cinq ans, donna naissance à une fille illégitime, Doris, dans une pension de famille de Cheltenham. La jeune femme parcourut rapidement les offres d’adoption puis, comme elle ne trouvait rien, elle fit passer une annonce dans la rubrique Divers du journal Times & Bristol Mirror: » Recherche femme respectable pour prendre soin d’un jeune enfant. «
Par une triste coïncidence, quand son annonce parut, il en était une autre juste à côté de la sienne, qui disait » Couple marié sans famille adopterait enfant en bonne santé, belle maison de pays. Conditions, 10£. » Virginia écrivit alors à une certaine Mme Harding, laquelle avait fait passer ce message, et quelques jours plus tard, Amelia lui répondit: » Je serais heureuse d’avoir une chère petite fille, une que je pourrais élever comme la mienne. Nous sommes un couple uni, des gens accueillants d’assez bonne condition. Je ne veux pas d’un enfant par amour de l’argent, mais pour la compagnie et le confort de la maison… Moi-même et mon mari aimons chèrement les enfants, mais je n’en ai pas le bonheur d’en avoir. Avec moi, un enfant aura une bonne maison et l’amour d’une mère. «
Evelina aurait voulu payer une pension pour la garde de sa fille, qu’elle espérait récupérer un jour, mais Amelia insista pour qu’un seul paiement lui soit versé à l’avance et comme la jeune femme se trouvait dans une situation désespérée, elle accepta à contrecœur.
Une semaine plus tard, Amelia arriva à Cheltenham pour y rencontrer Evelina, qui se trouva surprise de l’âge avancé et de l’aspect trapu de Mme Harding, mais cette dernière se montra si affectueuse avec Doris qu’elle réussit à gagner sa confiance. La jeune femme lui remit sa fille, une boite en carton remplie de vêtements pour enfants et 10£ puis, comme elle avait le cœur brisé de devoir l’abandonner, elle l’accompagna jusqu’à Gloucester. Quelques jours plus tard, Evelina reçut une lettre de Mme Harding, lui disant que tout allait bien et elle lui écrivit en retour, sans jamais recevoir de réponse.
Amelia avait prétendu prendre le train pour retourner chez elle, mais elle n’en fit rien. Après avoir quitté Evelina elle se rendit à Londres, où sa fille Mary Ann habitait, puis elle acheta un peu de ruban blanc utilisé en couture, qu’elle enroula deux fois autour du cou du bébé avant d’y fit un nœud. Amelia raconta plus tard qu’elle aimait passer le morceau de tissu autour du cou des enfants et les regarder suffoquer mais que leur mort était trop rapide. Les deux femmes enveloppèrent le corps dans une serviette puis elles trièrent les vêtements que la malheureuse mère avait préparés pour sa fille, en mettant certains en gage et gardant les autres pour elles, et quand Amelia s’arrêta chez sa propriétaire pour lui payer le loyer, elle lui offrit une jolie paire de bottes pour sa petite fille.
Le mercredi 1er avril 1896, Amelia récupéra un petit garçon de treize mois, Harry Simmons et après l’avoir ramené chez sa fille elle se servit de la bande de tissu qu’elle récupéra sur le cadavre de Doris, elle n’en avait plus d’autre dans sa boite à couture, pour l’étrangler. Le lendemain, elle mit les deux corps dans un sac à tapis qu’elle lesta avec des briques et elle les amena à Reading, dans un endroit isolé qu’elle connaissait bien, pour les jeter dans la Tamise. Elle remontait du bord de la rivière quand soudain un homme apparut qui semblait la regarder. Amelia craignait qu’il n’ait vu quelque chose, mais il lui dit simplement bonsoir avant de s’éloigner dans l’obscurité.
Amelia l’ignorait encore mais le matin du 30 mars 1896, un paquet avait été repêché par un marinier, qui flottait dans la Tamise près de Reading et qui contenait le corps d’Helena Fry, une petite fille qu’elle avait jetée dans la rivière la veille. L’enfant qui lui avait été confiée le 5 mars et le soir même Amelia était rentrée chez elle portant dans ses bras un paquet entouré de papier brun, qu’elle avait caché quelque part dans sa maison. Au bout de trois semaines l’odeur l’avait incitée à se débarrasser du cadavre mais comme il n’était pas suffisamment lesté, il avait dérivé à la surface de l’eau.
La police de Reading, qui était dirigée par George Tewsley, fut alors chargée de l’affaire mais à part un ticket de métro de la station de Temple Meads, à Bristol, le meurtrier semblait n’avoir laissé aucun indice. Un des hommes de la brigade, l’agent Anderson, eut alors la brillante idée d’inspecter le papier d’emballage au microscope et il parvint à déchiffrer un nom, Mme Thomas, ainsi qu’une adresse, celle de la maison d’Amelia Dyer.
Malheureusement, un nom vaguement discernable sur un morceau de papier ne constituait pas une preuve suffisante pour l’arrêter aussi la police ne put-elle rien faire, sauf la mettre sous surveillance. Alors, comme les enquêteurs craignaient qu’elle ne disparaisse soudainement, ils décidèrent de lui tendre un piège, demandant à une jeune femme de jouer le rôle d’une mère intéressée par ses services afin de leur fournir une raison valable de fouiller la maison. Ils en furent bien inspirés car Amelia s’apprêtait justement à déménager, cette fois pour Somerset. Le 3 avril, elle attendait un appel de sa nouvelle cliente quand ouvrant la porte, elle trouva la police. La maison, qui empestait la chair en décomposition, fut alors perquisitionnée, et si aucun corps n’y fut retrouvé les policiers découvrirent des tas de vêtements pour bébés, des bandes de liseré blancs, des carnets de vaccinations, des télégrammes, des récépissés de petites annonces, pour plus de cinq cent livres de reçus de prêteurs sur gage, et de nombreuses lettres de mères qui demandaient des nouvelles de leurs enfants. La police calcula qu’au cours des mois précédents, au moins vingt enfants avaient été placés sous la garde de Mme Thomas, alias Amelia Dyer, et certains estimèrent qu’elle avait du tuer plus de quatre cents enfants au cours de sa monstrueuse carrière.
Accusée de meurtre, Amelia fut arrêtée le 4 avril, tout comme son beau-fils, Arthur Palmer, qui était accusé de complicité. Au moins d’avril, six nouveaux corps furent découverts lors d’un drainage rapide de la Tamise et comme les policiers interrogeaient Amelia à leur propos, elle leur répondit sereinement: » Vous reconnaitrez ceux qui sont à moi grâce au ruban autour de leur cou. » Parmi eux, se trouvaient Harry Simmons et Doris Marmon, dont la mère avait été retrouvée grâce au nom inscrit sur certaines affaires de sa fille et qui dut venir l’identifier onze jours après l’avoir confiée à Amelia. Lors de l’enquête, aucune preuve ne put être amenée que Mary Ann ou Arthur Palmer avaient été les complices d’Amelia et le 16 avril, cette dernière fit une confession écrite qui permit la libération de son beau-fils, s’accusant de tous les crimes et jurant que sa fille et son mari ignoraient tout de ses activités.
Le 22 mai 1896, Amelia fut appelée à comparaitre et elle plaida coupable pour un seul assassinat, celui de Doris Marnon. Sa famille et ses amis témoignèrent au procès qu’ils s’inquiétaient de ses activités et sa fille apporta même des preuves écrites qui, à elles seules, auraient pu la faire condamner. Il apparut également qu’elle avait failli être découverte à plusieurs reprises mais qu’elle s’en était toujours échappée de justesse, comme le jour où cet homme l’avait vue près de la rivière alors qu’elle se débarrassait de ses deux dernières victimes.
La seule défense d’Amelia fut de prétendre à la folie, soulignant qu’elle avait été internée à deux reprises à l’asile de Bristol, mais l’accusation fit remarquer avec succès que ces épisodes d’instabilité étaient un stratagème pour éviter les soupçons et qu’ils coïncidaient toujours aux périodes où la police la suspectait. Les membres du jury mirent seulement quatre minutes et demi pour la déclarer coupable et durant les trois semaines suivantes elle remplit cinq cahiers de sa Dernière Confession Véritable et Unique. La nuit précédent son exécution, un aumônier vint la visiter et quand il lui demanda si elle avait quelque chose à confesser, elle lui tendit ses cahiers en disant: » N’est-ce pas assez? «
Le mercredi 10 juin 1896, les cloches sonnaient depuis quinze minutes et la foule se massait à l’extérieur de la prison de Newgate, impatiente de voir le drapeau noir se lever en haut du mat, quand Amelia fut amenée à l’échafaud où elle devait être pendue par James Billington, un ancien mineur de charbon qui faisait office de bourreau. A précisément neuf heures, elle déclara n’avoir rien à dire, et ces paroles furent ses dernières.
Amelia Dyer, l’Ogresse de Reading, inspira une ballade populaire mais son histoire provoqua un scandale. Suite à cette affaire, les lois sur l’adoption se firent plus strictes, donnant aux autorités locales le droit de surveiller les Baby Farms dans l’espoir d’empêcher les abus, mais rien ne parvint à faire cesser le trafic d’enfants, ni ces nouvelles dispositions ni le contrôle des petites annonces dans les journaux.
Deux ans plus tard, des travailleurs de chemins de fer inspectaient des wagons à Newton Abbot quand ils découvrirent un colis. A l’intérieur, se trouvait une petite fille de trois semaines, qui était froide et humide mais qui était encore en vie. Elle était la fille d’une veuve, Jane Hill, qui l’avait confiée à une certaine Mme Stewart pour 12£, laquelle avait récupéré le bébé à Plymouth et l’avait vraisemblablement jeté du train. Certains prétendirent que cette Mme Stewart était Mary Ann, la fille d’Amelia Dyer, mais jamais personne ne put le prouver.
La Hantise d’Amelia Dyer
M. Scott travaillait comme gardien à la prison de Newgate et il s’était toujours senti mal à l’aise en présence d’Amelia: » Ses yeux me regardaient toujours, et ses mains pliées sur sa robe noire… Ces yeux brillants instillaient en moi un étrange sentiment d’inquiétude et un mauvais pressentiment. «
Le 10 juin 1896, alors que certains de ses camarades la faisaient sortir de sa cellule pour la conduire à l’échafaud, Amelia s’arrêta brusquement devant lui, et le regardant fixement, elle lui murmura: » Je vous reverrai un jour, monsieur. «
Une histoire raconte que M. Scott avait été photographié devant le bâtiment des condamnés mais qu’une fois la photographie développée elle révéla un visage, qui se trouvait derrière son épaule et n’aurait pas du y être, et tout le monde supposa alors qu’il appartenait à celle qui avait promis de le revoir un jour.
Des années plus tard, quelques jours avant que la prison ne ferme définitivement ses portes, des gardiens s’étaient rassemblés dans leur salle de repos pour y partager une bouteille de whisky en l’honneur de leur dernière semaine de travail quand brusquement M. Scott eut l’impression que quelqu’un le regardait et le souvenir d’une voix familière résonna dans son esprit. Tournant la tête vers l’entrée de la pièce, il aperçut alors l’inoubliable visage aux grands yeux noirs et aux lèvres minces d’Amelia Dyer qui le fixait à travers la vitre de la porte, et il remarqua qu’il s’en dégageait une énigmatique tristesse. M. Scott sauta rapidement sur ses pieds et il se précipita vers la porte mais quand il l’ouvrit il ne trouva rien d’autre qu’un mouchoir de femme abandonné sur les dalles de pierre.
Le fantôme d’Amelia Dyer hanterait toujours l’ancienne prison de Newgate et certains l’auraient encore vue récemment qui déambulait sur le chemin des condamnés. Si elle erre toujours parmi les mortels, Amelia doit être fort déçue de son sort et peut-être est-ce là son châtiment car, comme elle le disait dans un poème, elle caressait le fol espoir de s’asseoir à la droite de Dieu.
Par nature, Seigneur, je connais la douleur,
Je suis une pauvre feuille morte
Ratatinée et sèche, proche de la mort
Poussée par le péché comme par un souffle.
Mais si par Sa Grâce je suis faite nouvelle,
Lavée dans le sang de Jésus, aussi,
Comme un lys, je me tiendrai
Sans tâche et pure à Sa droite.