Le film Les Dents de la Mer (Jaws), réalisé par Steven Pielberg, est adapté d’un roman éponyme de Peter Benchley, publié en 1974. Ce livre, qui raconte l’histoire d’un grand requin blanc terrorisant une petite ville de l’État de New York, s’inspire de faits réels, les attaques de requins meurtrières qui se déroulèrent en 1916, sur la côte du New Jersey.
Les attaques du Jersey Shore marquèrent profondément la culture populaire américaine où les requins devinrent par la suite des caricatures représentant le danger.
Un film proposant une version plus fidèle, quoique romancée, des événements a aussi été réalisé en 2004 par Jack Sholder: 12 jours de Terreur (12 Days of Terror). Pour ceux qui ne l’auraient pas vu, 12 jours de Terreur est un film est agréable et l’ambiance de l’époque y est bien retranscrite. Les attaques de l’été 1916 ont également été à l’origine de nombreux documentaires et films de moindre renommée. Je vous propose maintenant de découvrir l’histoire d’où naquit la légende.
Entre le 1er et le 12 juillet 1916 une série d’attaques de requins sema la panique sur la côte du New Jersey, aux États-Unis. Sur les cinq personnes qui furent victimes des squales, une seule survécut. Cet événement tragique eut lieu au cours d’un été particulièrement funeste, alors qu’une vague de chaleur et une épidémie de polio s’abattaient sur le nord-est du pays, poussant des milliers de personnes à se venir se réfugier au bord de la mer, dans les stations du Jersey Shore.
Les attaques de requins étaient habituellement rares dans cette zone, et la concentration accrue de requins et de baigneurs conduisit probablement à cette hécatombe.
Ces attaques de requins furent les premières relatées par la presse et un vent de terreur souffla alors sur le pays. Des chasses visant à éradiquer les responsables de ce massacre furent organisées, et les stations balnéaires installèrent des filets d’acier afin de protéger les baigneurs. Plus encore que la vie des baigneurs, les collectivités cherchaient surtout à protéger leurs propres intérêts financiers.
Avant 1916, les connaissances sur les requins se fondaient sur des conjonctures et des spéculations. Ces attaques obligèrent les ichtyologistes (scientifiques spécialisés dans l’étude des poissons) à réévaluer leurs croyances sur les capacités des requins et la nature de leurs agressions. En effet, à cette époque, ils pensaient qu’il était impossible pour un requin de tuer un homme.
La première attaque eut lieu le samedi 1er juillet 1916, à Beach Haven, une station balnéaire située sur la petite île de Long Beach Island, au large de la côte sud du New Jersey. Charles Epting Vansant, âgé de 25 ans, originaire de Philadelphie, passait des vacances dans la petite ville et il résidait à l’hôtel Engleside avec sa famille. Avant le diner, le jeune homme décida de prendre un bain rapide en compagnie d’un chien, un retriever qui jouait sur la plage. Peu de temps après être entré dans l’eau, il se mit à crier. Un requin venait de lui mordre les jambes mais les baigneurs qui l’entendirent crurent qu’il appelait le chien. Il fut sauvé par Alexander Ott, maitre nageur, et un témoin, Sheridan Taylor, qui affirma que le requin avait suivi sa victime vers le bord alors qu’ils le tiraient hors de l’eau. Malheureusement, la cuisse gauche de Charles Vansant avait été dépouillée de sa chair, et il mourut de l’hémorragie causée par sa blessure dans le bureau du directeur de l’hôtel Engleside à 18h45.
Cette première attaque fut peu relayée par la presse, trop occupée par l’épidémie de poliomyélite qui décimait New York. De plus, de nombreux journaux restaient sceptiques sur le fait qu’un homme puisse être tué par un requin. Le lendemain du drame, le New York Times annonça: » Tué après l’attaque d’un poisson « .
De leur côté, les experts affirmèrent qu’il n’y avait jamais eu dans le monde d’attaque de requin sur l’homme authentifiée avec certitude. Pourtant, trois ans auparavant, le 26 août 1913, un pêcheur avait attrapé un requin au large de Springlake, dans le New Jersey, et l’on avait découvert dans son estomac le pied d’une femme encore habillé d’une chaussure en cuir et d’un bas. D’après les scientifiques, cela prouvait simplement que les requins dévoraient les cadavres.
Malgré ce tragique incident, les plages du New Jersey ne furent pas fermées aux baigneurs. Les capitaines de navires qui rentraient aux ports de New York et Newark signalèrent de nombreuses observations de grands requins rodant au large de la cote du New Jersey, mais leurs témoignages furent ignorés.
La deuxième attaque eut lieu à Spring Lake, au nord de Beach Haven, dans le New Jersey. La victime, Charles Bruder, était un jeune homme de 27 ans, un Suisse qui travaillait comme groom à l’hôtel Essex & Sussex. Le 6 juillet 1916, alors qu’il nageait à 120m de la rive, un requin le mordit à l’abdomen et lui rompit les jambes. L’eau devint alors rouge de son sang. Après avoir entendu des cris, une femme informa un maitre nageur qu’une embarcation à la coque rouge avait chaviré et qu’elle flottait juste à la surface de l’eau. Deux sauveteurs, Chris Anderson et George White, grimpèrent alors dans un canot de sauvetage mais lorsqu’ils atteignirent les lieux, ils réalisèrent que ce qu’ils avaient pris pour un bateau était en fait le sang d’un homme et qu’il avait été attaqué par un requin. Ils le tirèrent hâtivement hors de l’eau mais Charles Bruder décéda d’une hémorragie alors qu’ils regagnaient la cote. Selon le New York Times, » Les femmes étaient dans un état de panique et elles s’évanouissaient alors que le corps mutilé était ramené à terre « . Les touristes et les employés de l’Essex & Sussex et des hôtels voisins organisèrent une collecte de fonds pour la mère de de Bruder, qui résidait en Suisse.
Alors que certaines rumeurs faisaient état d’une tortue ou d’un énorme maquereau, les conclusions du Dr Schauffer furent sans appel: il n’y avait plus de doute, un requin était bien responsable de ces attaques meurtrières. La nouvelle se répandit rapidement et de nombreux bateaux sortirent alors en mer pour chasser le squale, sans succès. Malgré les différents témoignages qui tendaient à prouver qu’un requin était bien l’auteur de ces attaques, certains n’y croyaient toujours pas. Ainsi, le Dr Frederik Lucas, directeur du National Museum of Natural History, affirmait avec certitude:
» Aucun requin ne pourrait écorcher une jambe humaine comme une carotte, car ses mâchoires ne sont pas assez puissantes pour induire des blessures comme celles décrites par le colonel Schauffler. «
John Treadwell Nichols, le spécialiste envoyé par le National Museum of Natural History à Matawan, était pour sa part persuadé que ces attaques étaient causées par une orque. Plus tard, lorsque les différents témoignages l’obligèrent à accepter la théorie du requin, il estima que le requin responsable de ces agressions devait être un requin différent de ses congénères.
Cette seconde attaque connut une large couverture médiatique. Le jour de l’attaque de Charles Bruder, alors que quatre-vingt personnes mouraient de la poliomyélite à New-York, les journaux ne parlèrent que du requin. La panique gagna rapidement la population et les autorités locales mirent en place des mesures destinées à protéger les baigneurs.
Dans la petite ville côtière de Matawan, au début du mois de juillet 1916, Rennie Cartan, alors âgé de quatorze ans, se baignait dans la crique de Wyckoff Dock lorsqu’il sentit soudain un coup au niveau de l’estomac. Il remonta précipitamment sur le quai et il découvrit sur son torse une plaie superficielle. Le jeune garçon prévint alors ses camarades et leur recommanda de ne plus plonger. Selon lui, il y avait un requin ou quelque chose du même genre dans l’eau. Personne ne prit garde à ses avertissements et l’incident fut rapidement oublié.
Le matin du 12 juillet 1916,le capitaine Cottrel, un ancien marin, se promenait sur le pont surplombant la crique de Matawan lorsqu’il aperçut un requin glisser sous le pont. D’après ses estimations, il faisait environs 2m50. Il courut alors prévenir les autorités mais personne ne le prit au sérieux. Il était impossible pour un requin de nager dans une aussi petite crique.
Ce jour-là, il faisait vraiment très chaud et à 14h, de nombreux enfants se baignaient dans la crique. Alors qu’il s’apprêtait à sortir de l’eau, Albert O’Hara, onze ans, fut heurté à la jambe droite par quelque chose de dur et râpeux. Lorsqu’il regarda sous l’eau, il distingua un énorme poisson et il prévint immédiatement ses camarades qui le virent également. C’était le plus gros et le plus sombre des poissons qu’ils n’avaient jamais vus. Ils réalisèrent que c’était un requin lorsqu’ils aperçurent son aileron percer la surface. Ils tentèrent immédiatement de sortir de l’eau, mais alors qu’il essayait de grimper sur les rochers de la crique, le jeune Lester Stillwell, qui était âgé de onze ans lui-aussi, se fit attaquer par le squale qui l’entraina sous l’eau. Les enfants coururent alors chercher du secours et de nombreuses personnes se précipitèrent sur les lieux du drame.
Stanley Fisher, âgé de 24 ans, et d’autres hommes du groupe décidèrent de plonger afin de retrouver le corps de l’enfant. Comme Lester Stillwell était épileptique, ils pensaient qu’il avait du avoir une crise et qu’il avait coulé. Alors que Stanley Fisher cherchait le jeune garçon sous l’eau, il fut attaqué par un requin qui mutila une grande partie de sa jambe droite. Récupéré par un canot, on lui posa un garrot et il fut transporté au Monmouth Memorial Hospital de Long Branch. Il mourut d’une hémorragie à 17H30, sur la table d’opération, avant même d’avoir été anesthésié.
Trente minutes plus tard, à un kilomètre de là, au niveau du dock de Keyport, des enfants se baignaient, ignorant tout du drame qui venait de se dérouler. Lorsqu’ils l’apprirent, ils sortirent rapidement de l’eau mais l’un d’eux, Joseph Dunn, 14 ans, originaire de New York, fut attaqué alors qu’il se trouvait sur l’échelle du dock. Son frère Michael et deux de ses amis tentèrent alors de l’arracher aux mâchoires du squale qui avait attrapé sa jambe droite. Ils y parvinrent après une lutte acharnée et Joseph Dunn fut immédiatement transporté au Saint Peter’s University Hospital de New Brunswick. S’il fallut l’amputer au niveau de la cuisse, il survécut à ses blessures et on lui permit de sortir de l’hôpital le 15 septembre 1916.
Des centaines de volontaires affluèrent alors afin de participer à la plus grande chasse au requin jamais vue. De nombreux pêcheurs affirmèrent avoir attrapé le requin mangeur d’hommes du New Jersey mais deux jours après la dernière attaque, le 14 juillet, Michael Shleisser, taxidermiste, captura un requin de 2m60 au large de South Amboy. Lorsqu’il ouvrit la créature, il découvrit dans son estomac sept kilos de » matière charnue suspecte et d’os « . Les scientifiques identifièrent le requin comme un jeune grand blanc, Carcharodon Carcharias, et ils affirmèrent que les restes retrouvés dans son estomac étaient bien des restes humains.
Dans le New Jersey, la baisse de fréquentation touristique due à la panique engendra une perte de 250 000$. Après la capture du requin par Michael Sleisser, aucune nouvelle attaque ne fut signalée durant cet été 1916, ce qui tendait à témoigner que toutes les victimes avaient été la cible du même prédateur.
Cependant, cette théorie est remise en cause depuis longtemps, certains spécialistes estimant que les attaques du New Jersey ont pu être causées plusieurs requins car de nombreuses observations de squales furent rapportées cette année-là. De plus, il semblerait que les attaques menées dans une rivière ne puissent être imputées au grand requin blanc, qui est une espèce incapable de vivre longtemps dans une eau douce et tiède. Le responsable des attaques de Matawan serait plutôt un requin bouledogue, qui est réputé pour ses agressions envers l’homme et qui évolue aussi bien en eau douce qu’en eau salée.
Dans son livre Book of Sharks, qu’il écrivit en 1976, Richard Ellis estimait déjà que trois espèces de requin pouvaient être impliquées dans ces attaques: le grand requin blanc, le requin bouledogue, et, dans une moindre mesure, le requin tigre.
Après les attaques de Matawan, Frederic Augustus Lucas avoua, dans un article du New York Times, la méconnaissance de la communauté scientifique sur les requins.
Comme vous avez pu le comprendre, jusqu’en 1916, les chercheurs américains ne pensaient pas que les requins qui évoluaient dans les eaux tempérées des États-Unis pouvaient attaquer des personnes sans provocation de leur part. Un scientifique écrivait même: » Il y a une grande différence entre avoir été par un requin et avoir été mordu par un. «
Il croyait que les requins enchevêtrés dans des filets de pêche pouvaient accidentellement mordre un être humain à proximité, mais en aucun cas en l’agresser volontairement.
En 1891, le millionnaire et aventurier Hermann Oelrichs avait offert la récompense de 500$ à quiconque lui apporterait la preuve authentifiée d’un homme ayant été attaqué par un requin dans les eaux tempérées de la côte est des États-Unis. La récompense n’avait jamais été réclamée, et les scientifiques étaient restés persuadés que tous les requins longeant leurs rivages étaient inoffensifs.
Les universitaires étaient quand à eux sceptiques, ils ne pensaient pas qu’un requin pouvait provoquer des blessures mortelles sur des victimes humaines. L’ichtyologiste Henry Weed Fowler et le conservateur Henry Skinner de l’Academy of Natural Sciences de Philadelphie, affirmaient que leurs mâchoires n’avaient pas la force de couper la jambe d’un être humain d’une seule bouchée. Frederic Lucas se demandait si un requin, même un grand de 9 mètres, pouvait casser un os humain. Ainsi, au début de l’année 1916 il avait judicieusement déclaré au Philadelphia Inquirer:
» C’est au-delà de la puissance même du plus grand Carcharodon (grand requin) de couper la jambe d’un homme adulte. Les chances d’être attaqué par un requin sont infiniment moins grandes que celles d’être frappé par la foudre et il n’y a pratiquement aucun risque d’une attaque de requins sur nos côtes. «
La terrible vague d’attaque qui frappa le New Jersey allait amener les scientifiques à réviser enfin l’hypothèse soutenant que les requins étaient des animaux craintifs et inoffensifs.