Le samedi 3 juin 1871, à 20h10, Mme Agnes Nichol Guppy, une médium de grande renommée de 32 ans, se trouvait dans son élégante maison au 1 Morland Villas, à Highbury Hill Park, un arrondissement de Londres. Elle était assise à son bureau dans le petit salon, une plume dans une main et son livre de comptes dans l’autre, et elle notait soigneusement les dépenses de son ménage, aidée de l’une de ses amies, Mlle Neyland, qui lisait le journal dans le même pièce et lui rappelait parfois certaines choses qu’elle aurait pu oublier. Mlle Neyland venait tout juste de lui dire de se souvenir des oignons quand elle remarqua que son amie était étrangement silencieuse et levant les yeux, elle s’aperçut qu’elle avait disparu. Pourtant, il n’y aucun moyen pour que la jeune femme ait pu sortir de la salle sans qu’elle s’en aperçoive.
Au même moment, à cinq kilomètres de là, les médiums Frank Herne et Charles Williams tenaient leur réunion spirite hebdomadaire dans un petit appartement situé au 61 Lamb’s Conduit Street, dans le quartier d’Holborn, à l’extrémité ouest de Londres. Une dizaine d’hommes et de femmes de la bonne société étaient rassemblés dans une petite pièce confortablement meublée, et assis autour d’une grande table ovale en chêne ils se tenaient par la main, formant une chaine. Parmi toutes ces personnes distinguées se trouvaient des universitaires, des industriels et le rédacteur en chef du magazine The Spiritualist, Henry Harrison. Avant de commencer la séance, comme ils le faisaient toujours, la porte de la pièce avait été verrouillée et et les bougies éteintes, de telle sorte qu’elle se retrouvait fermée et plongée dans l’obscurité.
Ce soir-là, MM. Herne et Williams avaient appelés deux esprits célèbres, John King et sa fille Katie, lesquels parlaient à l’assemblée par leur intermédiaire. Au détour d’une conversation avec l’esprit de Katie, M. William Harrison lui suggéra en plaisantant: » Pourquoi ne nous apportez-vous pas Mme Guppy? » Quelques gloussements étouffés s’élevèrent alors dans la salle, et M. Henry Morris commenta la proposition de cette remarque ironique: » Bonne grâce! J’espère que non. Elle est l’une des plus grosses femmes de Londres! «
Cette fois, les rires se firent plus francs mais l’hilarité générale se retrouva rapidement calmée par la réponse de Katie, qui murmura d’une voix plaintive: » J’y vais, j’y vais, j’y vais. » La voix de son père se fit alors entendre, qui le lui interdit, puis un silence mortel retomba sur le groupe. Trois minutes s’écoulèrent, qui furent des plus calmes, puis un homme s’écria soudainement: » J’ai senti quelque chose toucher ma tête! » L’une des femmes se mit alors à hurler et un bruit sourd résonna dans la pièce, comme un si poing titanesque était venu frapper la table.
Tous les participants se lâchèrent précipitamment les mains et quelqu’un, dont l’histoire ne retint pas le nom, s’empressa d’allumer une chandelle. L’imposante Mme Guppy, elle faisait près de 110kg, se trouvait au centre de la table, pieds nus et vêtue seulement de sa robe de chambre. Elle se tenait bien droite, comme une statue noire, tremblante et visiblement en transe, et elle serrait encore sa plume d’une main et son livre de l’autre. Sur l’une des pages elle avait commencé à écrire Oignons, et l’encre sa plume était encore fraiche, tout comme celle du mot inachevé.
Soudain, Mme Guppy parut reprendre ses esprits et visiblement troublée, elle s’effondra en larmes. D’une voix tremblante d’émotion, elle commença alors à raconter à l’auditoire stupéfait comment, alors qu’elle était tranquillement assise dans sa maison de Highbury Hill, faisant les comptes de son ménage comme à son habitude, elle avait brusquement perdu connaissance. En se réveillant, dans un endroit sombre, elle avait entendu des voix tout autour d’elle et terrifiée, elle s’était cru morte. Puis, écoutant plus attentivement, elle avait fini par reconnaître certaines de ces voix, et elle en avait été grandement soulagée.
Mme Guppy venait de terminer son histoire quand baissant les yeux vers l’aimable assistance, elle prit brusquement conscience de l’inconvenance de sa tenue. Elle commença alors à se plaindre, disant qu’elle n’était pas habillée pour une visite en société et qu’elle n’avait ni chaussures ni chapeau à pour rentrer chez elle, mais à peine venait-elle de prononcer ces paroles qu’une paire de pantoufles appartenant à Frank Herne tombèrent sur la tête d’un homme, suivi d’un trousseau de clef qui atterrit sur ses genoux. Comme ces matérialisations s’étaient produites dans une pièce éclairée, les deux médiums, qui pensaient que phénomènes plus extraordinaires encore risquaient de se produire dans l’obscurité, décidèrent d’éteindre la chandelle et de poursuivre la séance.
Au cours des heures suivantes une multitude de choses apparurent mystérieusement, parmi lesquelles les bottes de Mme Guppy, un certain nombre de ses vêtements, un bonnet qu’elle avait donné à Mlle Neyland longtemps auparavant, le pardessus, le gilet et les bottes de M. Guppy, quatre géraniums en pot de vingt centimètres de haut, bien droits dans leurs soucoupes, et des habits appartenant à MM. Herne et Williams, qui passèrent à travers le plafond depuis une chambre à l’étage. Au final, il y avait tellement de vêtements qu’ils auraient pu remplir un panier à linge de taille moyenne.
A un certain moment de la soirée une bougie fut rallumée et Frank Herne put être observé alors qu’il lévitait dans les airs, les pieds flottant au-dessus de la table et les bras tendus vers le plafond. Il resta ainsi pendant quelques secondes avant de retomber lourdement sur sa chaise. Sortant de sa transe, il affirma avoir parlé à Mlle Neyland et avoir vu la salle de jeu de la maison de Mme Guppy, où la table de billard avait été remplacée par un autre meuble. Interrogée à ce propos, Mme Guppy confirma que son mari avait fait enlever cette table le matin même, et qu’il avait faite installer dans une autre pièce.
Sceptique, Ernest Edwards proposa alors à ses camarades d’escorter Mme Guppy jusqu’à chez elle afin de vérifier la véracité de ses allégations, et elle y consentit librement. M. et Mme Edwards, M. Herne et M. Harrison se partagèrent alors deux fiacres, et ils raccompagnèrent Mme Guppy jusqu’à sa maison de Highbury Hill Park. A leur arrivée, ils furent accueillis par Mlle Neyland, qui semblait folle d’inquiétude, et pour l’empêcher de communiquer avec son amie, ils demandèrent immédiatement à lui parler en privé, ce qu’elle accepta de bonne grâce.
Interrogée, la jeune femme leur expliqua qu’elle passait la soirée en compagnie de Mme Guppy, chacune étant assise d’un côté de la cheminée, quand elle s’était volatilisée, disparaissant si soudainement qu’elle n’avait rien eu le temps voir. La seule chose d’inhabituelle qu’elle avait remarqué était une sorte de brume au plafond, et un bruit juste avant l’incident, comme si quelque chose avait frappé le bureau, qu’elle avait attribué à une certaine activité spectrale.
Troublée, Mlle Neyland avait fouillé la maison de haut en bas, mais elle n’avait pu trouver trace d’elle nulle part. Craignant que quelque chose de fâcheux ne lui soit arrivé, elle avait alors décidé de signaler l’affaire à son mari, M. Samuel Guppy, lequel jouait au billard dans la maison avec l’un de ses amis, M. Hudson. En apprenant la nouvelle, le riche octogénaire ne s’était nullement inquiété, commentant nonchalamment la disparition de sa femme ainsi: » Sans doute les esprits l’ont-ils emportée, mais ils vont prendre soin d’elle. » Puis se tournant vers la table de billard, il avait tranquillement repris son jeu.
A l’heure du souper, auquel assistaient Mlle Neyland et M. Hudson, M. Guppy avait remarqué que sa femme n’était toujours pas revenue et en spiritualiste fervent il avait demandé aux esprits si elle était à l’abri du danger. Un coup avait alors résonné en réponse à sa question, qui signifiait OUI, et pleinement rassuré il avait pris son repas et il était parti se coucher s’en plus s’en inquiéter.
Mme Guppy se retrouva grandement fatiguée par son aventure, qui la laissa fébrile pendant quelques jours. Tous les invités présents à la séance signèrent un document attestant de cet événement remarquable, signalement qu’il s’était produit dans une pièce fermée et qu’aucune fraude quelle qu’elle soit ne pouvait être impliquée. L’extraordinaire voyage de Mme Guppy fut présenté dans les journaux du monde entier comme un miracle, mais l’opinion publique se retrouva divisée. Certains, comme les spiritualistes, étaient convaincus que cette expérience était la preuve de la toute puissance des esprits, qui étaient capables de téléporter de la matière à travers l’espace, mais d’autres estimèrent que toute l’histoire n’était qu’une vaste supercherie, un coup de publicité élaboré destiné à promouvoir les trois médiums impliqués. Cependant, si tricherie il y avait eu, jamais personne ne put l’expliquer.
Lors de ses séances, Mme Guppy avait déjà fait apparaitre une multitude de choses à la demande des participants, des fruits, des fleurs, des étoiles de mer, des homards et des poissons vivants, un tas de neige, des canards prêts à cuire, un chat, des chiots, mais sa propre téléportation était un tour de force. Une supercherie aurait supposé une conspiration entre toutes les parties concernées mais l’idée de cette grosse femme se matérialisant brusquement sur une table semblait si ridicule que l’hypothèse était peu probable. La réputation des trois médiums, Agnes Guppy, Frank Herne et Charles Williams, s’en retrouva fortement affectée, tout comme celle des autres témoins qui furent, au mieux, considérés comme crédules, au pire comme complices par les sceptiques.
M. Samuel Guppy, quand à lui, connaissait les merveilleuses capacités de sa femme, et il n’eut aucun doute quand à la véracité de ses dires. En 1872, il avait déjà parié les diamants de Mme Guppy contre les Joyaux de la Couronne, affirmant que même s’ils se trouvaient enfermés dans le plus gros coffre-fort de la Bank of England ou au fond du plus profond donjon de la Tour de Londres, elle pourrait les matérialiser à partir de l’air. Malheureusement, la reine Victoria n’avait pas relevé le défi, et l’affaire en était restée là.
Source: The Astonishing Materialisation of Agnes Guppy.