L’histoire du Fantôme de Mlle Clairon fit beaucoup de bruit en son temps, de par la position de la jeune femme et le grand nombre de personnes qui en furent témoins. Cependant, malgré sa singularité, l’incident aurait probablement été oublié si la principale intéressée n’avait pas pris soin de le consigner dans ses Mémoires et s’il n’avait pas été repris par la Revue Spirite d’Allan Kardec en février 1858.
En 1743, Mademoiselle Clairon, de son vrai nom Claire-Josèphe Léris, était âgée de vingt ans et si elle se montrait toujours d’une extrême vanité, elle était néanmoins une actrice de talent qui débutait à la Comédie-Française. Sa beauté avait inspiré à un jeune breton, M. de S…, l’un de ses sentiments qui décident souvent du cours d’une vie. Au début, elle avait daigné l’honorer de son amitié puis, comme les assiduités de M. de S… commençaient à l’importuner, elle avait décidé de rompre tout contact avec lui. Le chagrin qu’il en avait alors ressenti l’avait fait sombrer dans un profond désespoir qui l’avait consumé lentement. Deux ans et demi s’étaient écoulés depuis leur rencontre quand, sentant ses derniers instants approcher, il pria Mlle Clairon de lui accorder la douceur de la revoir, ce qu’elle lui refusa. M. de S… mourut alors, entouré de ses domestiques et d’une vieille dame, les seules compagnies qu’il avait depuis longtemps.
Le pauvre garçon habitait alors sur le Rempart, près la Chaussée d’Antin qui commençait à se bâtir, et Mlle Clairon vivait rue de Bussy, près de la rue de Seine et de l’abbaye Saint-Germain. Ce soir-là elle recevait, en compagnie de sa mère, certains de ses amis qui étaient venus souper chez elle. La jeune femme venait de chanter des airs fort charmants qui avaient, pensait-elle, plongé l’assistance dans le ravissement, quand à vingt-trois heures, un cri abominable, le plus aigu jamais entendu, vint troubler l’harmonie de cette délicieuse soirée. Sa sombre tonalité et sa longueur inquiétante étonnèrent tout le monde, et brusquement saisie d’effroi, Mlle Clairon eut tout juste le temps de se sentir défaillir avant de s’effondrer. Elle reprit connaissance un quart d’heure plus tard, troublée mais indemne.
Au cours des semaines suivantes le même cri se fit entendre, tous les soirs à la même heure, qui partait de sous ses fenêtres et semblait sortir du néant. Une multitude de personnes, ses proches, ses amis, ses serviteurs, ses voisins, et même la police furent témoins du phénomène sans pouvoir l’expliquer. Les soirs où Mlle Clairon sortait souper en ville, ce qui lui arrivait rarement, alors aucun incident n’était à signaler mais parfois, quand elle rentrait et qu’elle interrogeait sa mère où ses serviteurs, leur demandant s’ils avaient entendu quelque chose, alors le cri s’élevait près d’eux, les pétrifiant d’horreur. A une certaine occasion, le président de B…, chez qui elle avait soupé, voulut la reconduire pour s’assurer qu’il ne lui arriverait rien en chemin, mais comme il lui souhaitait le bonsoir devant sa porte, soudain la sinistre lamentation résonna entre eux. Comme le tout Paris, il connaissait l’histoire du cri mais il fallut néanmoins l’aider à remonter dans son carrosse, plus mort que vivant.
A une autre occasion, Mlle Clairon demanda à l’un de ses camarades, M. Rosely, de l’accompagner rue Saint-Honoré où elle souhaitait se rendre pour choisir des étoffes. Durant tout le trajet, et même pendant qu’elle comparait les différents tissus, l’unique sujet de conversion fut son revenant, car tel était le nom qui lui avait été donné. Ce jeune homme plein d’esprit ne croyait en rien, mais il était cependant surpris de son aventure et il la pressait d’invoquer le fantôme, lui promettant d’y croire s’il lui répondait. Sur le chemin du retour, peut-être par faiblesse ou alors par audace, elle fit ce qu’il lui demandait et trois cris terribles se succédèrent dans le coche où ils étaient assis. A leur arrivée, il fallut le secours de toute la maison pour les tirer du carrosse où ils étaient restés sans connaissance, l’un comme l’autre. Après cette abominable expérience Mlle Clairon resta quelques mois sans rien entendre, à son grand soulagement. Elle se croyait à jamais débarrassée de son encombrant prétendant, mais elle se trompait.
Au début de l’année 1745, de nombreux spectacles avaient été organisés à Versailles pour le mariage du Dauphin. A cette occasion, une chambre avait été arrangée avenue de Saint-Cloud, que Mlle Clairon partageait avec Madame Grandval. A trois heures du matin, Mlle Clairon lui dit en plaisantant: » Nous sommes au bout du monde. Le cri serait bien embarrassé d’avoir à nous chercher ici! » Au même moment, un hurlement déchirant s’éleva tout près d’elles, terrifiant les deux femmes. Madame Grandval, croyant que les hordes de l’enfer tout entier venaient d’envahir sa chambre, courut en chemise du haut en bas de la maison, et personne ne put fermer l’œil de la nuit. Cependant, ce fut la dernière fois que le cri se fit entendre.
Sept ou huit jours plus tard, alors que Mlle Clairon se trouvait en compagnie de ses amis habituels, la cloche de onze heures fut suivie d’un coup de fusil tiré dans une des fenêtres de sa maison. Toutes les personnes présentes entendirent le coup, toutes virent le feu mais d’une étrange manière, la fenêtre resta intacte, sans aucune trace de dommage. Après concertation, les invités en conclurent que quelqu’un en voulait à la vie de leur hôtesse, qui lui avait tiré dessus et qui l’avait manquée, et qu’il fallait prendre des précautions pour éviter un drame. Monsieur de Marville, qui était alors lieutenant de police, fit inspecter toutes les maisons avoisinantes et de nombreux hommes furent postés rue de Bussy, mais ce fut en vain. Malgré toutes ces précautions, tous les soirs un coup de feu pouvait être vu et entendu, qui frappait toujours à la même heure, le même carreau de vitre, sans que personne ne parvienne jamais à comprendre de quel endroit il était tiré. Le phénomène dura trois mois, il fut constaté par la police et consigné dans ses registres.
Avec le temps, Mlle Clairon s’était habituée à son revenant et à ses tours innocents. Elle le trouvait plutôt inoffensif et elle y prêtait moins attention qu’au début. Un soir, ne prenant pas garde à l’heure et ayant fort chaud, elle ouvrit la fenêtre qui était la cible des coups de feu et elle s’appuya sur le balcon en compagnie de son intendant. Soudain, alors que sonnaient onze heure, un coup partit, qui projeta les deux téméraires au milieu de la chambre, où ils tombèrent comme morts. Quand ils reprirent leurs esprits, constatant qu’ils n’avaient rien, ils se regardèrent, et s’avouant qu’ils avaient reçu, lui sur la joue gauche, elle sur la joue droit, le plus terrible des soufflets jamais donné, ils se mirent à rire comme deux fous.
Le surlendemain, priée par mademoiselle Dumesnil d’être d’une petite fête nocturne qu’elle donnait à sa maison de la barrière Blanche, Mlle Clairon prit un fiacre avec sa femme de chambre. Ce soir-là, il faisait un magnifique clair de lune, et la voiture traversait les boulevards qui commençaient à se garnir de maisons quand la femme de chambre lui demanda:
– N’est-ce pas ici qu’est mort M. de S…?
-D’après les renseignements qu’on m’a donnés, ce doit être dans l’une des deux maisons que voilà devant nous, lui répondit alors Mlle Clairon en les désignant de son doigt. Soudain, alors que sonnait onze heures, de l’un des bâtiments partit un coup de fusil, le même qui la poursuivait depuis des mois. Il traversa la voiture, affolant le cocher qui se pensant attaqué par des voleurs, doubla son train. Les deux femmes en furent si bouleversées qu’elles eurent du mal à reprendre leurs esprits et Mlle Clairon en garda longtemps une sourde terreur au fond de son cœur. Fort heureusement, cette manifestation fut la dernière du genre.
A la place, le revenant se mit à battre des mains. Ce bruit ressemblait aux applaudissements de son public et comme il n’avait rien de terrible, Mlle Clairon n’y prêtait guère attention et elle ne faisait aucune remarque à son sujet. Cependant, certains de ses amis en firent à sa place: » Nous avons guetté, lui dirent-ils. C’est à onze heures, presque sous votre porte, qu’il se fait. Nous l’entendons, mais nous ne voyons personne. Ce ne peut être qu’une suite de ce que vous avez déjà connu. » Peu de temps après, des sons mélodieux commencèrent à se faire entendre, qu’elle ignora pareillement. Il semblait qu’une voix céleste donnait un aperçu de l’air noble et touchant qu’elle allait chanter. Cette voix commençait au carrefour de Bussy et finissait à sa porte. Bien évidemment, comme pour les manifestations précédents, il était possible de l’entendre mais jamais son auteur n’était visible. Le phénomène dura un peu plus de deux ans et demi puis il cessa brusquement.
Quelques temps plus tard, mademoiselle Clairon apprit de la dame âgée qui était restée l’amie dévouée de M. de S… jusqu’à la fin de sa vie le récit de ses derniers moments.
» Il comptait, lui expliqua-t-elle, toutes les minutes, lorsqu’à dix heures et demie son laquais est venu lui dire que, décidément, vous ne viendriez pas. Après un moment de silence, il m’a pris la main avec un redoublement de désespoir qui m’a effrayée. La barbare! Elle n’y gagnera rien. Je la poursuivrai autant après ma mort que je l’ai poursuivie pendant ma vie! J’ai alors voulu le calmer, mais il n’était plus. «
Source: La Revue Spirite du mois de février 1858.