Enriqueta, la Vampire de Barcelone

Enriqueta Martí

Née à Sant Feliu de Llobregat, en Espagne, en 1868, Enriqueta Martí i Ripollés abandonna très jeune son village natal pour rejoindre la grande ville de Barcelone. Pendant un temps, elle travailla comme domestique dans différentes maisons, et songeant qu’elle gagnerait bien plus d’argent en vendant ses charmes, elle finit par se tourner vers la prostitution. Elle proposait ses services dans des maisons closes et dans des lieux consacrés à cette activité, comme le Port de Barcelone ou le portail de Santa Madrona.

En 1895, elle épousa Joan Pujaló, un artiste peintre original qui se nourrissait de graines d’oiseaux et vendait ses natures mortes pour quelques pesetas. Après son mariage, elle continua à fréquenter les mêmes endroits et les mêmes personnes. Ses aventures extra-conjugales, son caractère imprévisible, sa fausseté, et ses visites continues dans les pires lieux de dépravation de la ville insupportaient son mari, qui lui faisait souvent des reproches. Ils disputèrent et se réconcilièrent à six reprises avant de se séparer définitivement, en 1907. En fait, Enriqueta menait une double vie.

Pendant la journée, elle s’habillait de haillons et courait les maisons de charité, les couvents et les paroisses des quartiers les plus démunis de la ville sous prétexte de demander l’aumône, mais la réalité était beaucoup plus sombre. En fait, elle enlevait des enfants pour les livrer à la prostitution… ou pire encore. Elle choisissait toujours des orphelins ou des miséreux, et les prenant par la main, elle les emmenait avec elle. Le soir, elle sortait ses luxueux vêtements, ses bas de soie, ses perruques, ses chapeaux à plumes, et elle rejoignait un monde de plaisir. Elle fréquentait El Liceu, le somptueux opéra de Barcelone, le Casino de l’Arrabassada, et autres endroits à la mode, et elle proposait des enfants de trois à quatorze ans aux riches messieurs de la bonne société.

Outre ses activités de proxénète, elle travaillait aussi comme « guérisseuse, » et elle connaissait un grand succès. Elle se servait de graisse, de sang, de cheveux, et de poudre d’os pour fabriquer des élixirs et des crèmes qu’elle revendait à des dames en quête de jeunesse. Ses clientes connaissaient toutes les ingrédients de ses préparations, mais elles ne s’en formalisaient guère. Des rumeurs prétendaient que le sang des jeunes enfants augmentait considérablement la durée de vie, que leur graisse permettait de conserver une peau éternellement jeune, et ces promesses suffisaient à endormir leur conscience. Elle proposait également des onguents, des filtres, et des cataplasmes destinés à traiter diverses maladies pour lesquelles la médecine ne proposait pas encore de remède, notamment la tuberculose qui était particulièrement redoutée.

Joan Pujaló

En 1909, Enriqueta s’offrit un bel appartement avec l’argent qu’elle avait réussi à épargner, et le transforma en maison close. Vers la fin du mois de juillet, Barcelone se retrouva en proie à une révolte sociale de grande ampleur, « La Setmana Tràgica. » Au cours de cette période confuse, des combats de rue chaotiques amenèrent la police et l’armée à occuper le port, et Enriqueta fut arrêtée dans son appartement de la rue Minerva en compagnie d’un jeune homme de bonne famille. Accusée de prostitution infantile, son dossier disparut dans les insondables failles du système judiciaire, et jamais elle ne comparut devant un tribunal.

Une fois libérée, elle s’installa dans le quartier d’El Raval, l’un des plus pauvres de la ville, et elle reprit ses activités de proxénète et de « guérisseuse. » Les disparitions inexpliquées de nombreux enfants dans les rues de Barcelone ne passaient pas inaperçues. Des rumeurs prétendaient qu’ils avaient été enlevés ou tués, mais les autorités n’y croyaient guère. Finalement, pour calmer les esprits, Portela Valladares, le maire de Barcelone, fit publier une déclaration officielle affirmant que les rumeurs étaient totalement infondées, et qu’aucun enfant n’avait été kidnappé ou assassiné.

Le soir du 10 février 1912, Ana Guitart Congost s’arrêta sur le seuil de sa maison pour discuter avec une voisine. Quelques instants plus tard, elle referma la porte derrière elle, pensant tout naturellement que Teresita, sa fille de cinq ans, était rentrée toute seule pendant qu’elle parlait. Elle enlevait son manteau quand son mari lui demanda : « Où est la petite ? » Horrifiée, Ana se précipita dans la rue en criant le prénom de l’enfant, mais il était déjà trop tard. Teresita avait disparu.

Teresita
Teresita

Au cours des jours suivants, les journaux se firent l’écho de l’opinion publique en s’indignant de ce nouvel enlèvement et accusant les autorités de passivité. Une semaine plus tard, Claudia Elías remarqua une petite fille aux cheveux ras qui regardait par la fenêtre ouverte d’un appartement situé au 29 de la rue Del Ponent. Elle observa un moment la fillette, qui semblait maintenant jouer avec une autre, puis une femme apparut dans l’encadrement de la fenêtre, et elle s’empressa de la questionner. « C’est votre fille ? » lui demanda-t-elle. Alors, sans même lui répondre, la femme referma sa fenêtre avant de disparaître dans l’obscurité.

Troublée, Claudia descendit aussitôt dans la rue, et avisant un matelassier ambulant de ses connaissances, elle lui raconta toute l’histoire. Elle rajouta que sa voisine lui avait toujours semblé bizarre, que son comportement était suspect, et qu’elle se demandait si l’enfant n’était pas Teresita, la petite fille dont tout le monde parlait. L’homme en informa un policier municipal, José Asens, lequel prévint à son tour son supérieur hiérarchique, le brigadier Ribot. Le 27 février, prétextant une plainte pour élevage illégal de poulets, le brigadier Ribot et deux de ses hommes demandèrent à visiter l’appartement d’Enriqueta. Elle parut surprise, mais ne manifesta aucune opposition. À l’intérieur, ils découvrirent deux petites filles malingres vêtues de haillons, Angelita et Teresita.

Teresita leur expliqua comment Enriqueta l’avait attirée chez elle en la prenant par la main et en lui promettant des bonbons. Elle l’avait suivie de son plein gré, mais en s’éloignant de sa maison, elle avait pris peur et elle avait demandé à rentrer chez elle. Enriqueta avait alors recouvert sa tête d’un tissu noir, et l’avait traînée de force dans son appartement. Une fois à l’intérieur, elle lui avait coupé les cheveux, et elle avait changé son prénom. « Tu t’appelles Felicitad maintenant. Oublie tes parents. Je suis ta belle-mère, et je vais m’occuper de toi. »

Les jours suivants Teresita avait été nourrie de pommes de terre et de pain rassis. Elle n’avait pas le droit de se montrer aux fenêtres, d’aller sur les balcons et de rentrer dans certaines pièces. Quand elle se montrait désobéissante, alors elle était punie et cruellement pincée. Enriqueta sortait souvent, la laissant seule avec Angelita. Les deux fillettes la craignaient, elles suivaient scrupuleusement ses consignes, mais un jour la curiosité avait été plus forte que la peur et elles s’étaient risquées à explorer les pièces interdites, découvrant un grand sac de vêtements féminins tâchés de sang, et un grand couteau à désosser.

Interrogée sur la présence de Teresita dans sa maison, Enriqueta prétendit avec un incroyable aplomb avoir trouvé la fillette perdue et affamée la veille au soir, et l’avoir généreusement recueillie. Sa version de l’histoire allait à l’encontre du témoignage de Claudia Elías, qui avait vu l’enfant à la fenêtre de l’appartement une semaine auparavant, mais elle ignorait encore que sa voisine avait parlé. Le récit d’Angelita était plus terrifiant encore. Elle ne connaissait pas son nom, ni son véritable prénom, mais elle raconta à la police qu’un petit garçon de cinq ans, Pepito, vivait autrefois avec elle.

Un soir, alors qu’elle espionnait discrètement Enriqueta, qu’elle appelait « maman, » elle l’avait vue poser Pepito sur la table de la cuisine, et le vider de son sang comme un animal. Terrifiée, elle avait couru se cacher dans son lit et elle avait fait semblant de dormir. Interrogée, Enriqueta prétendit qu’Angela était sa propre fille, un enfant qu’elle disait avoir eu avec son ex-mari, et que Pepito lui avait été confié par une famille qui ne pouvait pas s’en occuper mais qu’il était tombé malade et qu’elle avait dû se résoudre à l’envoyer à la campagne.

Toutes ces informations étaient suffisantes pour procéder à son arrestation. Les trois hommes voulaient l’emmener à la prison Reina Amàlia, mais une foule hostile l’attendait au pied de son immeuble, et ils durent appeler des renforts pour parvenir à la faire sortir. En apprenant la nouvelle, Juan Pujaló se présenta spontanément devant le juge, sans même avoir été convoqué. Interrogé à propos d’Angelita, il prétendit ne pas la connaître. Finalement, Enriqueta avoua avoir volé le nouveau-né de sa belle-sœur en lui faisant croire qu’il était mort-né.

L’Arrestation d’Enriqueta

Quelques jours plus tard, les enquêteurs retournèrent au 29 de la rue Del Ponent en compagnie d’Enriqueta. Durant tout le trajet, elle afficha une grande froideur, mais son comportement changea brusquement quand un policier lui attrapa le bras pour la faire sortir de voiture. « Laissez-moi, laissez-moi, » s’écria-t-elle avant de se mettre à pleurer. Une fois à l’intérieur, il lui dit : « Plus personne ne peut vous voir maintenant, alors arrêtez, » et elle cessa aussitôt de se lamenter.

Elle s’assit sur le canapé de son salon aux murs violets, et elle recommença à regarder la scène avec indifférence. « Nous sommes venus chercher des preuves d’homicide, » lui expliqua le juge. En entendant ces mots, elle bondit de son siège, et s’avançant vers lui, elle s’exclama : « Je ne suis pas d’accord ! » Elle se mit alors à marcher nerveusement de long en large, tout en dévisageant les personnes présentes avec instance. Dans une des pièces, les enquêteurs découvrirent le fameux sac rempli de vêtements ensanglantés, le couteau, et une trentaine d’ossements humains de petites dimensions dissimulés sous une pile de linge sale. Ils portaient des traces étranges, comme s’ils avaient été exposés au feu.

Des experts supposèrent qu’elle avait fait chauffer les membres de ses victimes pour en récolter la graisse. Contrastant curieusement avec le reste de l’habitation, qui était misérable, sale et qui sentait terriblement mauvais, une porte s’ouvrait sur un salon richement décoré. Là, contre un mur, se dressait une armoire remplie de bas de soie, de chaussures, de perruques frisées, de robes raffinées et de vêtements pour enfants. Dans une autre salle, fermée à clef celle-là, les enquêteurs découvrirent plus de cinquante pichets, pots, vasques et bouteilles. Ils contenaient de la graisse, du sang coagulé, des cheveux, des squelettes de mains, des os en poudre, ou des préparations destinées à la vente.

Sans se départir de son incroyable assurance, Enriqueta prétendit effectuer des recherches sur l’anatomie humaine avant d’avouer ses activités de guérisseuse. Elle se vantait d’être une experte et s’enorgueillissait de ses potions, qu’elle disait prisées par les plus fortunés. Elle admit avoir tué Pepito et s’être servi de son corps pour fabriquer des onguents. Elle reconnut également ses activités de proxénète. Elle livra sans se faire prier les adresses de ses anciens appartements et certaines de ses cachettes, mais elle refusa de révéler les noms de ses clients, qu’elle méprisait pourtant. « Mes clients sont peut-être des monstres, mais pas moi, » souligna-t-elle dédaigneusement.

En voyant sa photo dans les journaux, une Aragonaise d’Alcañiz reconnut la femme qui avait kidnappé son fils en bas âge six ans auparavant, en 1906. En arrivant à Barcelone, épuisée et affamée après un si long voyage, elle avait rencontré une femme d’une extraordinaire gentillesse qui lui avait proposé un verre de lait, et elle lui avait permis de porter l’enfant quelques instants. La femme s’était alors éloignée sous un prétexte quelconque, et la pauvre mère n’avait plus jamais revu son fils.

L’enquête révéla qu’Enriqua avait changé de nom de famille, et qu’elle louait un certain nombre d’habitations dont elle payait rarement le loyer. Les policiers découvrirent des restes humains dissimulés derrière les faux murs de ses deux appartements rue Tallers et rue Picalqués, et un crâne, des cheveux blonds et des ossements d’enfants de trois, six et huit ans dans le jardin de sa petite maison rue Jocs Florals de Sants. Une chaussette reprisée permit de confirmer les origines modestes de ses jeunes victimes.

À Sant Feliu de Llobregat, de nouveaux restes d’enfants et des livres sur la préparation de remèdes furent retrouvés dans des logements appartenant à sa famille. Personne ne pouvait déterminer avec exactitude le nombre de ses victimes, mais les enquêteurs estimaient qu’elle se livrait à son sordide commerce depuis près de vingt ans, et ils imaginaient le pire. Millan Astray, le chef de la police, la décrivit comme une névrosée qui se pensait guérisseuse, une vieille sorcière qui aurait dû être brûlée vive sur un bûcher.

Dans son appartement de la rue Del Ponent, les policiers avaient découvert un livre ancien à la couverture en parchemin, un cahier où elle notait, d’une écriture élégante, ses abominables recettes. Ils avaient également trouvé un paquet de lettres et de notes écrites dans un langage codé, et une liste de noms de grandes familles barcelonaises. Des rumeurs se mirent alors à courir que ses riches clients, des médecins, des politiciens, des hommes d’affaires et des banquiers, allaient échapper à la justice, et l’opinion publique s’en indigna.

L’histoire fit la première page des journaux, non seulement en Catalogne mais dans toute l’Espagne. À cette époque, le souvenir de La Semaine Tragique hantait toujours les mémoires. Les autorités, qui craignaient une émeute, tentèrent de calmer les esprits en faisant savoir par la presse que la fameuse liste était celle de personnalités dupées par Enriqueta. « Les noms et les adresses contenus dans cette liste appartiennent à des personnes connues pour leur amour de la charité, des personnes victimes des tromperies de la magicienne, qui les connaissait pour être allée chez eux demander l’aumône, » écrivit le journal ABC.

Alors qu’elle attendait son procès, Enriqueta tenta de se suicider à deux reprises, dont une fois en se tailladant les poignets avec un couteau de bois, et la colère enflamma le peuple qui voulait voir la sorcière jugée et garrotée. Des mesures furent alors prises pour qu’elle ne soit jamais laissée seule. « Le lit de Martí a été placé devant celui de ses trois camarades de détention afin qu’elles ne la perdent jamais de vue, quelle que soit la position qu’elle adoptera pour dormir, et on leur a ordonné de lui découvrir le visage s’ils la voient se couvrir la tête avec les draps de lit pour l’empêcher de se couper une veine du poignet avec ses dents. »

Au cours de cette période, quelques rares voix s’élevèrent pour protester de son innocence. Lors d’un rassemblement public, le syndicaliste Eduardo Barriobero exprima ses doutes. Il soupçonnait la police de l’avoir rendue responsable de crimes irrésolus pour masquer son incompétence, et il craignait que son procès ne soit qu’une ignoble mascarade. Au cours des mois suivants, l’intérêt pour l’affaire commença à décliner. Aucune nouvelle découverte macabre n’avait été faite, et l’enquête était rentrée dans une phase routinière et fastidieuse.

Le journaliste Luis Antón del Olmet conclut ainsi la longue série d’articles qu’il avait consacrés à l’affaire : « Nous sommes confrontés à l’une des criminels les plus redoutables et les plus cruelles dont nous connaissons l’existence. Animée par un fanatisme vésanatique, elle tue des enfants depuis dix ans. C’est un cas sans précédent, monstrueux, dont on parlera avec stupeur pendant de nombreuses années. Enriqueta Martí deviendra une légende, mais devons-nous continuer à commenter cet événement indéfiniment ? »

Le peuple espérait un procès qui ne vint jamais. Enriqueta mourut le 12 mai 1913, un an et trois mois après son arrestation. Officiellement, elle avait succombé à une « longue maladie. » Officieusement, elle avait été lynchée par des détenues, sous le préau de la prison. « La Vampire de Barcelone » emporta avec elle ses secrets, et les noms de ses clients ne furent jamais révélés. Elle fut discrètement enterrée dans une fosse commune du cimetière de Montjuïc.

L’histoire d’Enriqueta Martí continue à fasciner les foules. Certains, qui croient en son innocence, se battent pour sa réhabilitation. Ils disent qu’elle était une femme étrange, une sorcière, mais pas une tueuse. Ils la soupçonnent d’avoir enlevé Teresita Guitart pour tenir compagnie à Angelita, la fille de sa belle-sœur, qui était tombée enceinte alors qu’elle était veuve et qui lui avait confié l’enfant car elle craignait les ragots, mais pas les enfants prétendument disparus, qui auraient tout simplement été vendus par leurs familles. Elsa Plaza, qui a écrit le livre El Ciela Bojos Los Pies, affirme qu’elle n’a jamais été officiellement inculpée, qu’aucun cadavre n’a été retrouvé dans ses appartements, que le sang sur les vêtements était probablement le sien, et que les ossements appartenaient surement à des animaux.

[1] La Semaine Tragique.

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